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L’observation empirique indirecte en sciences, le protocole, Einstein et Raoult 22 avril 2020

Par Thierry Klein dans : Covid-19,Politique.
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Un des plus beaux papiers d’Einstein concerne l’étude des causes du mouvement brownien. En 1905, on supposait l’existence des atomes. On ne pouvait évidemment pas les voir, il n’y avait aucune expérience décisive pour les mettre en évidence. Deux camps s’opposaient : les conservateurs avec des physiciens tels qu’Ostwald ou Mach. Les atomistes convaincus (JJ Thomson, Rutherford) – et Marie Curie qui, allant en quelque sorte au-delà de la chimie, avait commencé à observer la radioactivité : des particules qui n’étaient déjà plus des atomes.

Qu’est-ce que le mouvement brownien ? Brown avait observé que des poussières, placées dans un liquide s’agitent spontanément. Ces poussières ne sont visibles qu’au microscope, mais sont infiniment plus grosses que les atomes eux-mêmes.

Einstein a supposé que l’eau était constituée de molécules, que celles-ci-ci bougeaient selon une loi conjecturale à l’époque, la loi de Boltzmann (autre atomiste convaincu). Et il a montré que si c’était le cas, les poussières visibles bougeraient exactement de la façon observée. En fait, son calcul permettait de calculer le nombre d’Avogadro (#atomes / mole) d’après la façon dont les poussières zigzagaient (changeaient de direction). Et il a abouti à une estimation correcte de ce nombre. La simple correspondance exacte, au sens statistique, entre les zigzags observés des poussières et les calculs d’Einstein a suffi.

Après le papier d’Einstein, la communauté scientifique a conclu: il n’y a plus eu de débat sérieux sur la réalité des atomes. Sans autre observation directe. Parce qu’on ne pouvait pas imaginer qu’on arrive à un tel résultat par hasard. Et la physique est pourtant une science très dure, presque mathématique. Bien plus dure que la médecine au sens où les explications et les confirmations expérimentales y sont généralement plus fortes et plus précises quantitativement.

« Du fait de la compréhension de l’essence du mouvement brownien, soudainement, tous les doutes se sont évanouis concernant la validité de l’interprétation (atomiste) de Boltzmann des lois thermodynamiques », Einstein, 1917

(A noter que Boltzmann n’a pas dû cependant être tout à fait au courant. Un des plus grands génies du XIXème siècle se suicide en 1906, avant que son travail ne soit reconnu.)

Einstein avait 26 ans. C’était un inconnu qui publiait tout juste son 2ème papier. Sa « preuve » avait un côté circulaire, ne reposait que sur un calcul théorique, lui-même bourré d’hypothèses nouvelles, très ingénieuses, mais non expérimentalement prouvées: il s’appuyait en particulier sur les équations de Boltzmann, elles-mêmes supposant l’existence des molécules, pour prouver l’existence des molécules… Le raisonnement était en gros : « Cette façon de considérer les choses donne très bien les caractéristiques du mouvement brownien. Les autres tentatives d’explication échouent et nous n’arrivons pas à en envisager de nouvelles. Donc les atomes existent. Et voici leur masse. »

Pour donner à des non physiciens quelques explications simples, on pourrait imaginer que les poussières, que je compare à des grosses boules de bowling recevant en permanence des chocs de milliards de tête d’épingles arrivant de toutes parts (les molécules) ne devraient pas bouger, ces chocs s’annulant les uns les autres. Mais en fait, non, les poussières bougent pour la même raison qu’au casino, à la fin de la soirée, il y a parmi tous les joueurs des perdants et des gagnants à la roulette (comme c’est un jeu à somme quasi-nulle, on peut prédire qu’en moyenne, chaque joueur a perdu un peu à chaque fois qu’il a joué; l’équivalent de 1/37ème de ses enjeux, mais certains sortent cependant avec un gain important ou une perte importante: ils sont l’équivalent statistique des poussières qui bougent). Ce qu’imagine Einstein, c’est un peu comme si on pesait les joueurs à la sortie d’un casino. Leur poids change en fonction du nombre de jetons qu’ils ont gagnés – ou perdus – à la roulette. A la fin de la soirée, Einstein vous confirme que les joueurs ont bien joué au casino (ce dont vous n’étiez pas certain, peut-être même pensiez-vous que les casinos n’existaient pas) et vous donne le nombre de roulettes dans le casino ainsi que la valeur des jetons !

Je me demande quel accueil la « communauté scientifique » d’aujourd’hui, tellement à cheval sur la perfection méthodologique et le Protocole, lui ferait… « Preuve circulaire, non confirmée par l’expérience, erreur de calculs grossière (car oui, il y avait en plus une grosse erreur de calcul !). »

A l’époque d’Einstein, il devait y avoir moins de 50 personnes au monde, peut-être 10 génies, capables de comprendre réellement son papier. Et ils l’ont compris au bon niveau, sans faire attention à ce qui n’allait pas. D’autres papiers d’Einstein ont été plus contestés mais avec des arguments très pertinents. Aujourd’hui, des milliers d’étudiants de maîtrise peuvent reproduire les calculs, mais la valeur réelle du papier n’est pas uniquement dans les calculs. Très peu d’étudiants sont à même de saisir le subtil mélange de raisonnement, d’intuition, de conviction, de découverte, de preuve, d’erreur de modélisation assumée (car ne jouant pas sur le résultat) qui ne repose sur rien d’autre que ce qu’on doit se résoudre à appeler finalement « le sens physique » d’Einstein et des physiciens de l’époque. Presque tout le monde croit que le papier d’Einstein est une preuve, ce qu’il n’était pas. Par exemple, ce n’est que 10 ans plus tard qu’on a pu valider quantitativement la valeur du nombre d’Avogadro donnée par Einstein.

Et paradoxalement, alors que beaucoup plus de gens sont capables aujourd’hui de comprendre le contenu mathématique de son papier, il est probable que beaucoup d’entre eux, s’ils le découvraient sans tout le respect dû à Einstein, le descendraient en flammes tellement tellement il y a de « raccourcis » dans le raisonnement, tellement il ne constitue pas, en tant que tel, une preuve – sauf si on est un grand physicien. Qui plus est, le papier est très court – volonté d’élégance; les choix conjecturaux faits sont souvent implicites ou à peine mentionnés. S’il y avait eu à l’époque des méthodologistes de la preuve, des fanatiques du Protocole, analogues à ceux qui analysent par exemple les papiers de Raoult, ils auraient pourri la vie d’Einstein, c’est certain. En fait, les « reviewers », de nos jours, devraient eux aussi être soumis au double aveugle ! La démocratisation de la science est une belle chose, mais elle peut s’opposer à la science.

L’esprit humain est toujours à même d’inventer de belles preuves, directes ou indirectes, protocolaires ou en dehors de tout protocole ou méthode préexistante.

L’étude brésilienne sur le traitement hydroxychloroquine / AZT, que j’ai commentée ici, est le type même, en évidemment bien plus simple et moins génial qu’Einstein, de ce genre d’observation indirecte. Dans cette étude, pas besoin que tous les patients diagnostiqués soient atteints. Même si seulement 50% le sont, l’étude est concluante. C’est indirect et probant.

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