Internet ou la paupérisation croissante des travailleurs intellectuels 22 janvier 2010
Par Thierry Klein dans : Blogs et journalisme,Dr House,Google,Technologies.Lu 7 656 fois | 2 commentaires
Dans son Capital, Marx décrit comment les grandes usines de la révolution industrielle, « coopérations de machines » ont succédé aux manufactures du Moyen-Âge, « coopérations d’hommes », infiniment moins productives.
Le travailleur de Marx, qui effectue une activité physique, se retrouve en concurrence avec la machine et ce qui en résulte, c’est sa paupérisation.
Qu’est-ce qu’un journal ? C’est exactement une manufacture, au sens où la décrit Marx, à ceci prêt que le produit final (le journal) résulte d’une coopération intellectuelle et non pas d’une coopération physique. C’est pour ça qu’il a survécu à la révolution industrielle : on n’a pas encore inventé de machine pour écrire. (Le terme machine à écrire est un pur abus de langage : il faudrait en fait parler d’imprimante à clavier).
Quelle est l’action de Google sur la manufacture journalistique ? Google (qui est une machine) met automatiquement le journaliste en concurrence, non pas avec des machines, mais avec les productions intellectuelles de tous les autres écrivains, journalistes (ou même indignes blogueurs), de la terre.
Cette mise en concurrence de la production intellectuelle du journaliste est brutale, immédiate, sauvage et aussi déloyale : le blogueur n’est pas un salarié rémunéré. Le plus souvent, il ne cherche pas à vendre son droit d’auteur. Il est impossible pour le journaliste, qui doit en vivre, de s’aligner financièrement.
Confronté au phénomène de « création spontanée et gratuite » de contenu, les journaux ont invoqué la qualité soi-disant supérieure de leur création, de leur formation, de leur déontologie, etc…
Il n’est pas certain que cet argument soit fondé car, comme tu peux t’en rendre compte en ce moment, cher lecteur, les billets de ce blog constituent des productions intellectuelles tout à fait remarquables et seul le désintéressement total, qui touche à la sainteté, de leur auteur est la cause de leur publication sous cette forme totalement gratuite.
Surtout, l’histoire nous montre que l’argument de la soi-disant qualité est totalement vain. En leur temps, les artisans l’ont invoqué contre les manufactures, puis les manufactures contre les machines, plus récemment les usines occidentales contre la production chinoise. Quand les produits sont à peu près identiques pour le consommateur, c’est le plus facile d’accès – c’est-à-dire en général le moins cher – qui l’emporte.
Les journaux étant financés par la publicité, on a observé depuis quelques années un déplacement de la publicité « papier » vers la publicité « Internet » (gérée par Google) : plus qu’un changement de support media, ce déplacement s’interprète, en termes marxistes, par une captation d’une partie de la plus-value réalisée par la manufacture journalistique au profit de la machine développée par Google.
Au temps des machines, le Capitaliste obtient un avantage concurrentiel en finançant machine et travail, ce qui lui permet d’empocher la plus-value.
Mais ce qui est remarquable au temps de l’Internet, c’est que si Google jouit bien de l’avantage concurrentiel grâce à son moteur ou à Google News, il ne finance aucun travail ni aucune production intellectuelle. En mettant en place un mécanisme de liens publicitaires sponsorisés, Google transforme en plus-value un travail qu’il ne contrôle pas et sa position stratégique est infiniment plus fragile que celle de l’industriel de Marx.
Si la production « spontanée » de contenu diminuait un jour, pour des raisons sociologiques ? Si un autre moteur proposait des rémunérations publicitaires plus intéressantes que Google ? Si des états – France ou Chine – tentaient de saper le mécanisme de création de valeur de Google ? Ou si les journaux les plus lus s’entendaient entre eux pour refuser leur contenu à Google, empêchant le mécanisme de mise en concurrence sauvage de fonctionner ?
Dans tous ces cas, dont vous lisez des exemples quotidiens dans la Presse, la position de Google serait violemment attaquée, peut-être de façon vitale.
Google a pleinement conscience de cette fragilité et il ne faut pas interpréter autrement les multiples entreprises menées pour tenter de capter de façon plus pérenne cette plus-value.
Si, par exemple, sa tentative de numériser tous les livres aboutit, Google captera ad vitam aeternam une partie des droits publicitaires générés par le trafic lié aux livres et cette captation aura une durée supérieure au droit d’auteur lui-même puisque Google continuera à toucher de l’argent lorsque les œuvres seront tombées dans le domaine public.
Le cas de Google et de la presse est évidemment emblématique mais Internet met en danger un grand nombre de secteurs de production intellectuelle à court ou moyen terme, par des mécanismes de captation similaires (mise en concurrence, utilisation d’une abondance de contenu) :
– la médecine. Dans un grand nombre de cas, une description, même à distance, des symptômes permet d’arriver à un diagnostic. Il existe déjà des sites et des forums où on peut décrire son cas et les résultats sont absolument remarquables. Je vous invite à suivre l’épisode « Epic Fail » de Dr House (Saison 6) où le patient obtient de meilleurs résultats par Internet qu’avec l’équipe de House. (Cher lecteur, invoquer l’exemple vulgaire d’une série américaine peut sembler totalement déplacé à l’intellectuel que tu es. Tu as eu du Marx. Tu attendais une citation biblique. Ou au moins du Freud ? Et tu te retrouves avec du House ! Mais rassure-toi, House, c’est un peu tout ça à la fois. Ce n’est pas du tout une série banale mais une œuvre à part entière et tu le vérifieras en allant lire mes billets concernant cette série).
Ce qui protège encore les médecins ? Le côté sacré du traitement de santé. Ce qui les attaque ? La nécessité de réduire les coûts.
– l’ingénierie. Internet met les ingénieurs du monde entier en compétition. Dans le secteur informatique, il est devenu plus rentable de développer « offshore ». Des sites comme Odesk mettent en concurrence les ingénieurs de tous les pays, à des coûts horaires souvent inférieurs au Smic. Qui plus est, l’Open Source crée pour tous les ingénieurs informatiques une concurrence gratuite.
– La création graphique, le design… sont déjà touchés et l’effet ira s’accentuant lorsque des moteurs de recherche d’image permettront de rechercher des images de façon aussi efficace que du texte, par style, par goût, etc… (Google travaille sur un moteur « intelligent » de recherche d’images).
– Il est impossible de faire une liste exhaustive mais tous les métiers intellectuels dits « de profession libérale », à de rares exceptions prêt, seront impactés pour au moins une partie de leur pratique (juristes, enseignants, consultants d’entreprise…).
Au chapitre 25 du Capital, Marx, citant Bertrand de Mandeville, déclare que la richesse la plus sûre (pour le capitaliste) consiste dans la multitude des pauvres laborieux.
Pour Google, la richesse la plus sûre, c’est juste la multitude des êtres humains connectés.
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L’échec de la réforme de santé aux USA 4 janvier 2010
Par Thierry Klein dans : Economie,Politique.Lu 6 470 fois | ajouter un commentaire
Aux Etats-Unis, le secteur de l’assurance santé est, dans presque tous les états, un oligopole.
Principale conséquence: les dépenses de santé représentent 15% du PIB (soit 50% de plus qu’en France, avec un taux de couverture de la population beaucoup plus faible. Si on prend les dépenses de santé par personne, on obtient un facteur 2. Pour les personnes ayant accès au système, on obtient un facteur 3 à 4 !).
Les intérêts des financeurs de soins (mutuelles), des donneurs de soins (hôpitaux, médecins) et des sociétés pharmaceutiques sont liés: tous ont intérêt à ce que les coûts de santé augmentent (voir mon billet de juin 2009).
Le principal, l’unique enjeu même de toute réforme de santé aux USA (inscrit dans le programme d’Obama) est la mise en place d’un système public de sécurité sociale, le seul capable de faire baisser le coût des soins en mettant réellement, dans chaque état, les mutuelles d’assurance et les laboratoires en concurrence.
Avec un système public de sécurité sociale, les américains ont les moyens de faire baisser les coûts de la santé tout en étendant la couverture à l’ensemble de leur population, sans pratiquement aucune restriction.
Tout le lobby de la santé (entraînant derrière lui bon nombre de démocrates) et les républicains se sont battus becs et ongles contre une telle réforme avec des arguments d’un simplisme confondant: on a mis en avant la « liberté de choix des soins » (alors que la population américaine n’a pas accès aux soins aujourd’hui !) pour cacher l’avidité et le besoin de profit de quelques uns.
La réforme du système américain telle qu’elle a été finalement votée ne profitera durablement qu’au lobby de la santé – et principalement aux mutuelles et aux laboratoires.
L’option publique (ce qu’on appelle en France la sécurité sociale) n’est ouverte qu’à environ 5 millions de personnes – les salariés les plus pauvres. En conséquence, le pouvoir de négociation de cette « sécurité sociale » pour faire baisser les prix sera quasiment nul.
30 millions de personnes supplémentaires auront accès au système de couverture privé – ce qui correspond à la création d’un nouveau marché énorme pour le lobby de la santé, d’autant plus que, les coûts étant non maîtrisés, les primes vont augmenter encore plus que par le passé pour les assurés… et pour l’état (il est simplement prévu des objectifs de « réduction des prévisions d’augmentation des coûts » (!) qui non seulement ont un caractère peu contraignant mais de plus sont incontrôlables).
Le nouveau régime ne cessera d’être de plus en plus déficitaire. Dans 3 à 10 ans, tout au plus, on atteindra les 20% du PIB et un congrès, probablement républicain, prendra acte du trou sans fond ainsi creusé et en profitera pour revenir en arrière sur l’ensemble de la réforme.
Obama a parlé du « meilleur compromis possible ». En réalité, il vient d’oblitérer la possibilité de toute réforme réelle de santé aux Etats-Unis pour les 30 à 50 ans à venir.
Il en sera de cette tentative de réforme comme de la lutte contre le chômage en 1983 en France ou des 35h aujourd’hui: sous prétexte que ceux qui s’y sont frottés ont lamentablement échoué, on condamne durablement l’objectif même au lieu de tenter d’y parvenir en utilisant d’autres moyens.
Et mieux vaut encore un échec visible (Copenhague) qu’un faux succès qui clôt le débat pour des décennies.
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