Le temps de l’innocence, d’Edith Wharton, au programme des classes prépas 13 août 2024
Par Thierry Klein dans : Critiques,René Girard.Lu 171 fois | ajouter un commentaire
Il doit y avoir quelque part, haut placé au Ministère de l’Education Nationale, un réactionnaire masqué qui définit les merveilleux programmes de français des prépas scientifiques. Ces programmes, depuis deux ans, constituent une déconstruction en règle de toute la rhétorique de gauche qui soumet toute la société à l’hypertrophie des droits de l’individu. En 2023, c’est le “droit à la paresse” qui était déconstruit, le programme allant pile poil à l’auteur clé pour moi sur ce sujet, Simone Weil (“Conditions pour un travail non servile”). La deuxième partie du programme, “Faire croire”, permettait de relativiser largement la notion, aujourd’hui mise à toutes les sauces, louée, hypertrophiée par l’extrême-gauche, de “désobéissance civique” (avec Hannah Arendt, là encore remarquablement pertinente et permettant de réfléchir sur les moments où ce concept peut être ou ne pas être justifié) ainsi que de comprendre les ressorts du discours totalitaire menant à la violence, typique de partis tels que le parti nazi à l’époque, typique de partis tels que LFI aujourd’hui.
En 2024, ce haut fonctionnaire masqué, que j’aimerais vraiment rencontrer, qui sauve l’honneur de l’Education Nationale, a récidivé et enfoncé le clou: le thème du programme 2024 est encore plus explicite, actuel et politique: “La communauté et l’individu”. Pourtant, ce thème n’est abordé qu’à travers des œuvres classiques très anciennes. Eschyle, naturellement; Spinoza, bien sûr; il manque “Le contrat social” (mais on aura sans doute pu en parler en classe autour de Hannah Arendt) mais surtout, surtout !, il y a cet extraordinaire roman d’Edith Wharton, “The age of innocence”, écrit il y a une centaine d’années qui aborde, entre autres, le thème de la contrainte sociale, du politiquement correct, des “codes” que fait peser la société New-yorkaise sur ses membres. Ces phénomènes, les élèves n’en ont le plus souvent aujourd’hui qu’une vision unilatérale, militante, statistique, sociologique – via Bourdieu et ses descendants “déconstructeurs”.
Le point de vue d’Edith Wharton en tant que romancier est radicalement différent. Là où la sociologie utilise une sorte de télescope tentant d’analyser de loin la tendance statistique d’un groupe, elle se sert elle d’un microscope pointé sur chaque individu pour étudier les répercussions psychologiques du groupe sur l’individu. On oppose souvent la soit-disant “objectivité” de la sociologie à la “subjectivité” du romancier pourtant cela n’a aucun sens tant l’approche de Wharton est clinique et pour tout dire, anthropologique puisque ce roman est en fait la description d’une exclusion rituelle, tribale, d’un des membres du groupe. Le langage anthropologique, sacrificiel, religieux est partout présent chez Edith Wharton.
Quelques exemples:
“L’individu est presque toujours sacrifié à ce qu’on pense être l’intérêt collectif.”
“Il fut frappé par la dévotion religieuse des femmes américaines, même les plus candides, envers la signification sociale de la robe.”
“Certaines choses devaient absolument être accomplies et parmi elles […], selon le vieux code New-yorkais, il y avait les manifestations de soutien tribales à une parente en voie d’exclusion de la tribu. […] C’était la façon qu’avait New-York de prendre la vie “sans effusion de sang. ”
On pense à Proust (qu’Edith Wharton avait évidemment lu – “Le temps de l’innocence” est aussi une histoire de “salons”), à l’exclusion de Swann ou de Saniette du salon des Verdurins et à l’analyse qu’en fait René Girard, arrivé à la compréhension anthropologique du meurtre collectif via le roman :
“ Les rites d’union sont des rites de séparation camouflés. On n’observe plus ces rites pour communier avec ceux qui les observent pareillement, mais pour se distinguer de ceux qui ne les observent pas.”
Ainsi le point de vue du romancier, aujourd’hui décrié, est à la fois antérieur à celui du sociologue et plus profond car la communauté sociologique fonctionne aujourd’hui, à son corps défendant, comme la haute société new-yorkaise et le salon des Verdurins, qu’elle croit dénoncer. Elle a ses propres rites d’inclusion et d’exclusion. Le romancier, ou son lecteur, comprennent tout ceci alors que le sociologue et son étudiant passent à côté. Et on touche du doigt tout le paradoxe moderne: un grand nombre de disciplines qui croient aller au-delà de la critique classique, la dépasser, sont en fait l’objet même de la critique classique, et ce depuis plus de 2 000 ans.
Il y a aussi ces observations stupéfiantes de lucidité d’Edith Wharton sur la façon dont la société new-yorkaise gère ses transitions.
“C’était ainsi que New York gérait ses transitions: conspirant pour les ignorer jusqu’à ce qu’elles soient accomplies, et alors, en toute bonne foi, imaginer qu’elles avaient été accomplies depuis longtemps. Il y avait toujours un traître dans la citadelle et après qu’il eut donné les clés, quel avantage y avait-il à la déclarer imprenable ?”
Sur ce plan, la société progressiste actuelle est infiniment proche de la haute société new-yorkaise de l’époque. Ce n’est nullement un hasard puisqu’elle en est en quelque sorte la mère (via l’influence des philosophes déconstructeurs français) et la fille (via l’export culturel des courants sociaux américains vers l’Europe dans les 30 dernières années). Je vous donne quelques exemples d’applications récents tirés de l’actualité (et vous laisse en découvrir d’autres).
- La négation pendant 50 ans des effets de l’immigration, suivie de l’observation qu’il est trop tard pour revenir en arrière. « Notre peuple s’est créolisé, le peuple français a commencé une sorte de créolisation. il ne faut pas en avoir peur, c’est bien. On avance, on vit » (Jean-Luc Mélenchon, après avoir pendant des dizaines d’années minimisé ou nié l’importance du phénomène migratoire). Ce point de vue présente de multiples variantes, fausses mais énoncées probablement en toute bonne foi, comme “Historiquement, la France a toujours été une terre de migration”).
- La non reconnaissance de la baisse de niveau en orthographe depuis 40 ans, suivie de l’observation, une fois cette baisse de niveau accomplie, qu’améliorer le niveau ne sert à rien. “Ca ne sert à rien d’étudier l’orthographe qui n’est qu’un code social arbitraire et inutile” a récemment déclaré Franck Ramus, membre du conseil scientifique de l’éducation Nationale. De multiples universitaires, les mêmes qui annonçaient fièrement que la baisse de niveau était une illusion, qu’en fait le niveau moyen montait, ont adopté ce point de vue.
- Le refus par les Verts de relancer les programmes nucléaires au prétexte qu’il serait trop tard, puisque les réacteurs planifiés aujourd’hui ne seraient pas prêts avant 2040. Depuis 50 ans, les Verts, avec succès, ont retardé ou tué les programmes nucléaires les prétendant superflus, en prônant le développement d’énergies alternatives qui sont très loin de pouvoir subvenir aux besoins énergétiques. Plutôt que d’utiliser la technologie la plus intéressante pour lutter contre le réchauffement, ils décrètent que la transition est accomplie.
Pour René Girard1, tout grand roman est l’histoire de la conversion chrétienne du héros et c’est à mon sens bien ainsi qu’il faut interpréter le choix ultime de Newland. Au dernier moment, alors qu’il peut renouer le contact avec Mme Olenska, 25 ans après son renoncement contraint, il renonce à la voir et son sacrifice subi se transforme en sacrifice consenti ce qui est l’archétype de la position chrétienne. On pense au Drogo à la fin du désert des Tartares ou, évidemment, au temps retrouvé chez Proust.
Les événements qui vont déterminer le destin de Newland Archer s’enchaînent pour lui de façon inexorable, mécanique et selon une logique qui lui est extérieure. Il les vit comme le héros d’une tragédie grecque – retour à l’Eschyle du programme, le destin étant symbolisé dans le roman par la combustion et l’effondrement des bûches dans la cheminée, qui accompagnent chaque coup de théâtre tragique. Mais nous ne sommes plus en Grèce et ce ne sont plus les Dieux qui sont responsables du destin de Newland. En toute rigueur, ce n’est peut être même pas non plus “la société” (qui est aux sociologues ce que les Dieux étaient parfois à la Grèce, un bouc émissaire de circonstance). Le responsable direct est Archer Newland lui-même. Le roman le désigne mais ne le nomme pas, ne l’accuse pas et c’est peut-être (voir ci-dessous) ce qui crée l’atmosphère de poésie.
Archer Newland, s’il analyse parfaitement a posteriori les ressorts sociaux de son environnement traverse son histoire en aveugle car sa compréhension de ce qui se joue est toujours tardive, comme celle d’Oedipe chez Sophocle. C’est Mme Olenska qui le pousse à exprimer ses sentiments, en lui montrant qu’elle a compris la signification des roses jaunes qu’il lui envoie. Il comprend trop tard qu’il en est amoureux et c’est lui qui lui conseille de ne pas divorcer – il croit ainsi lui éviter un scandale alors que ce divorce la rendrait libre de l’épouser. Il comprend trop tard aussi qu’il est le jouet de la société new-yorkaise et que sa femme est moins candide qu’elle n’en a l’air. C’est elle qui convainc Mme Olenska de ne pas s’engager dans une relation en lui annonçant qu’elle est enceinte. 15 jours plus tard, elle convainc Archer en lui annonçant à nouveau la même nouvelle. A chaque fois, Archer décode ce qui se passe avec un certain retard, ce qui l’empêche d’agir comme il le souhaiterait. On pourrait parler de victime consentante.
Contrairement à Proust, tout le roman baigne dans une atmosphère de nostalgie et de poésie incomparable, émouvante, poignante – j’avoue avec une certaine honte que pour cette raison, je mets Edith Wharton devant Proust, au moins jusqu’au Temps Retrouvé.
L’atmosphère rappelle par moments, je ne sais pourquoi, celle du Grand Meaulnes. Ou plutôt si, je sais pourquoi: parce que le roman peut se lire à deux niveaux. Entre Newland Archer et Mme Olenska, il s’agit d’une histoire très courte et inachevée. Tout œuvre poétique résulte d’une transfiguration et dans le Grand Meaulnes, l’histoire réelle du héros est, on le sait, celle d’un échec amoureux, d’un amour qui n’a jamais commencé, Alain Fournier ayant simplement croisé dans Paris une jeune femme qui a refusé ses avances. Je fais l’hypothèse que la Madame Olenska, qui fuit à Paris (comme Edith Wharton l’a fait) par idéal, pour éviter que son amant ne trahisse sa femme, l’amitié, la société new-yorkaise…, c’est Edith Wharton elle-même. Edith Wharton qui se décrit de façon sublime et émouvante, “différente”, comme elle aurait souhaité que l’homme qu’elle aimait la vît. Et que Newland Archer, comme beaucoup d’hommes, n’a simplement pas voulu rompre son mariage par simple respect des conventions et peur sociale, parce qu’il n’était pas assez amoureux. Ainsi, comme Mlle de Galais, Newland Archer n’est peut-être qu’un fantasme sans réalité, il s’agit, de façon infiniment banale et horrible, d’un amour non réellement partagé. Le soit-disant comportement vertueux de Newland tient au mieux du manque de courage, au pire de l’indifférence. Edith Wharton, comme Alain Fournier, le sait sans vouloir l’exprimer clairement au lecteur et au-delà de l’analyse sociale, remarquable, la lumière poétique, tragique, douce-amère du roman provient de cette transfiguration: rendre idéal un amour qui n’a pas été.
Le seul défaut de ce programme ? La traduction française indigente (pourtant prescrite par le programme !) chez Garnier Flammarion. Indigente parce qu’elle omet des passages entiers – environ ¼ de l’œuvre a été expurgée dans le plus pur esprit “Reader’s Digest”. Les élèves ne liront pas Edith Wharton mais une œuvre différente, inférieure et moins subtile que l’œuvre originale. J’espère que les profs de français rectifieront et utiliseront une traduction intégrale. L’anglais d’Edith Wharton est trop complexe pour 99% des élèves de prépa mais une telle œuvre justifierait une collaboration avec les professeurs d’anglais pour que des passages puissent être travaillés en VO.
Quoi qu’il en soit, le programme de Français des deux dernières années permet aux ingénieurs qui seront capables de le recevoir de comprendre le monde et d’y avoir un impact positif qui va au-delà de la simple et facile “dénonciation gauchiste du système capitaliste”. On a vu récemment des ingénieurs d’Agro Paris Tech refuser leur diplôme au nom d’une remise en cause bien-pensante et convenue de “l’ordre capitaliste”. Le programme de français donne aux ingénieurs les armes pour résister intellectuellement à cette propagande, que ce soit au niveau de la compréhension profonde de ce qu’est le travail, la liberté individuelle, la pression sociale, la propagande politique intense à laquelle ils ont été soumis, malheureusement via l’école, dès leur plus jeune âge. Au moment où le niveau s’effondre, tous les espaces gagnés sur l’obscurantisme sont bons à prendre.
- Mensonge romantique et vérité romanesque ↩︎
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Copé, la victime émissaire et le misanthrope 3 mars 2016
Par Thierry Klein dans : Critiques,Politique,René Girard.Lu 2 592 fois | ajouter un commentaire
Copé s’est abondamment présenté, sur tous les plateaux télé, comme une « victime innocente, un bouc émissaire » en précisant bien lourdement qu’il entendait ces termes au sens de René Girard. Pour Girard, les hommes, soumis au désir mimétique, ont tendance à expulser la violence à certains moments de leur histoire en désignant arbitrairement une victime émissaire, en la tuant, puis en la divinisant car, le meurtre de la victime ayant miraculeusement ramené le calme dans les rangs, des pouvoirs surnaturels lui sont ensuite attribués.
Dans les peuplades primitives, la victime émissaire était probablement dépecée et mangée, et le sort de Copé, exclu de l’UMP certes, mais toujours à même de pérorer sur un plateau, reste donc éminemment enviable.
Mais surtout Copé, qui n’a sans doute pas bien lu Girard, s’il l’a vraiment lu, oublie que la victime émissaire n’est, chez Girard, nullement innocente. Elle est désignée, certes, de façon arbitraire mais elle fait partie de la horde dévorante et aurait avec joie participé à la fête générale si une autre victime avait été choisie. La victime est littéralement partie prenante au massacre, parfois même comme Oedipe, convaincue de sa propre culpabilité. Elle n’a pas un statut supérieur aux autres, elle ne détient aucune vérité : elle a juste manqué de bol.
La seule victime innocente, pour Girard, c’est le Christ. Pour les autres, le simple fait de se croire, comme Jean-François Copé, différent des autres, séparé, innocent, incapable de faire le mal, de trahir est un très fort indice d’appartenance à la meute. C’est Pierre, qui a déclaré qu’il ne renierait jamais Jésus – et pour Girard, parce qu’il l’a déclaré, qui justement le renie avant que le coq ne chante trois fois.
Pour Girard, ce meurtre originel est fondateur de toute culture. Nous noterons simplement qu’il ne semble pas avoir augmenté la culture de Jean-François Copé.
Copé a aussi cité, pour preuve de sa grande sincérité, ces vers du misanthrope:
« Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent.
Morbleu : Sorte de jurement en usage
même parmi les gens de bon ton.
Morbleu ! C’est une chose indigne, lâche, infâme,
De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme »
Mais Copé n’a visiblement pas bien lu Molière non plus, s’il l’a vraiment lu. Car ce que la pièce met en évidence, c’est que le misanthrope n’est qu’un accablant donneur de leçons, qui se leurre lui-même sur sa soi-disant sincérité. Célimène, le personnage de loin le plus brillant de la pièce, montre qu’il n’est qu’un snob qui se cache et que sa prétendue misanthropie n’est qu’une posture.
« Il penserait paraître un homme du commun,
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,
Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes ;
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui. »
Son snobisme est de nature profondément mimétique, au sens Girardien du terme (VRAIMENT Girardien, cette fois-ci). Au lieu de copier le désir d’autrui, le misanthrope l’inverse, ce qui est exactement la même chose et il se cache à lui-même cette dépendance aux autres. Ce n’est pas un hasard si Girard a découvert sa théorie sur le désir mimétique dans quelques grandes œuvres de la littérature.
Le misanthrope, sous le coup du désespoir il est vrai, pousse même la bassesse d’âme jusqu’à tenter de corrompre Célimène et lui demande de lui mentir, ce qu’elle refuse:
« Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle. »
Bref, si on s’en tient aux déclarations de Jean-François Copé, il est difficile de savoir s’il a changé ou pas. Il est facile, cependant, de prouver qu’il n’a pas compris les oeuvres qu’il cite.
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René Girard, Kundera, Galilée et le Progrès : l’avenir imprévu d’une illusion 6 novembre 2015
Par Thierry Klein dans : René Girard.Lu 2 973 fois | ajouter un commentaire
Il avait été finalement, bien tardivement, élu à l’Académie française. Mais il n’a jamais pu enseigner en France. Dès le départ, il faut donc signaler ceci: l’Université française a fait subir à René Girard ce que l’inquisition catholique n’a jamais imposé à Galilée – une censure quasi totale.
Un des grands découvreurs de l’Humanité, au même titre que Newton ou que Freud, a finalement enseigné à Stanford où j’ai eu la chance, au début des années 90, de suivre quelques uns de ses cours. Son oeuvre écrite est extrêmement claire et articulée autour de quelques découvertes fondamentales, telles que le désir mimétique ou les mécanismes victimaires à l’oeuvre dans la violence. C’est un des seuls grands penseurs modernes qu’on peut lire presque sans aucune référence et sans explication externe. Vous ne pouvez pas faire ça, par exemple, avec Freud qui invoque à tout moment « l’expérience thérapeutique », ni avec Bourdieu, Derrida ou Lacan qui, sans formation préalable appropriée (et parfois même avec !), sont presqu’incompréhensibles.
« La Violence et le sacré » et « Des choses cachées depuis la fondation du monde » exposent l’essentiel de ses théories tout en effectuant une lecture critique et comparative de la psychanalyse, de l’anthropologie et des religions. Les autres œuvres philosophiques seront ensuite des variations sur les mêmes thèmes ou des illustrations de ces thèmes. Pour ceux qui s’intéressent à la littérature, René Girard est l’auteur d’un des meilleurs livres jamais écrits sur le roman « Mensonge romantique et Vérité Romanesque » et du meilleur livre que j’ai pu lire sur Shakespeare « Les feux de l’Envie ». « Mensonge romantique », où il découvre à travers la littérature le désir mimétique et le lyrisme romantique (que Kundera appellera plus tard « le Kitsch »), est une analyse structurale comparative de quelques grands romans (de Don Quichotte à Flaubert) que vous ne lirez plus jamais de la même façon après Girard. « Les feux de l’Envie » est une recherche systématique brillantissime des “indices” de la théorie mimétique dans l’oeuvre de Shakespeare et de Joyce.
Le renversement de la preuve religieuse
René Girard, c’est surtout celui qui “renverse la charge de la preuve” en matière de religion dans notre monde moderne. Dans “L’avenir d’une illusion“, Freud montre le lien entre toutes les religions : elles sont des illusions. Le sorcier qui danse pour faire pleuvoir est dans l’illusion (même s’il pleut après sa danse, le lien entre la danse et la pluie qui s’ensuit ne peut être scientifiquement établi). Une “illusion” n’est pas une “erreur”. Vous ne pouvez pas, vous non plus, montrer que le sorcier n’a pas fait pleuvoir. Mais une fois que Freud vous a parlé du sorcier dans la religion primitive, et rapproche son comportement de celui du croyant ou du prêtre dans les religions bibliques, vous constatez que tous sont indubitablement dans l’illusion et évidemment la crédibilité du croyant moderne en prend un sacré coup. Freud montre aussi que les religions sont bâties sur des histoires de meurtre qui fonctionnent exactement comme dans les mythes. Pas de raison, donc, d’y croire ni plus ni moins qu’on croit aux mythes.
L’entreprise de Freud est une des formes les plus réussies, au final, de dénigrement de toutes les religions, non pas en montrant l’inexistence de Dieu – cette inexistence est du domaine de l’indémontrable – mais en rapprochant de façon extrêmement éclairante les mécanismes communs à toutes les religions, ce qui rabaisse finalement les religions du Livre au rang de pure sorcellerie (avec forte tendance névrotique en sus).
Durant toute la durée du XXème siècle, la révélation freudienne a constitué la théorie la plus convaincante en matière d’interprétation du mécanisme religieux. Les esprits les plus éclairés, les plus indépendants ont été naturellement non religieux, un peu comme au XVIIème, les mêmes esprits étaient coperniciens. Ces mêmes esprits éclairés ont été aussi progressistes (Kundera rappelle que les communistes tchèques rassemblaient au départ la meilleure partie de la population du pays, la plus dynamique, la plus éclairée, la plus avancée). Opposition à l’Eglise, volonté de progrès, avance intellectuelle face à des esprits conservateurs la plupart du temps peu éclairés – tout ceci a été – et est encore – lié non seulement depuis Freud, mais depuis Galilée. Qu’on soit croyant ou pas, l’analyse de Freud s’impose à tout être pensant.
Mais René Girard, qui est un penseur “chrétien”, découvre alors la différence structurale fondamentale entre les religions tirées de la Bible et toutes les autres religions, ainsi que tous les mythes. Cette différence, c’est que les mythes (ou les “fausses” religions) se réduisent à des traces de meurtres ou de massacres racontés par les meurtriers (les “forts”), alors que la Bible effectue une révolution copernicienne en prenant dès l’origine (le meurtre d’Abel) le point de vue des faibles et en les défendant. La Bible et tous les mythes parlent bien de la même chose – comme Freud l’a montré – mais pas de la même façon. Et c’est ce point de vue qui rend les religions du Livre unique et les différencie du mythe. Qu’on soit croyant ou pas, l’analyse de Girard est incontestable et aujourd’hui, si vous êtes un intellectuel, vous êtes forcé de reconnaître qu’il y a une spécificité biblique (cette spécificité est particulièrement inconfortable à vivre si vous n’êtes pas croyant).
Bien sûr, vous trouverez toujours des intellectuels qui n’adhèrent pas à cette analyse, mais vous pouvez les ranger dans la même catégorie que ceux qui rejetaient Freud a priori sans l’avoir bien lu: ce sont, comme le “Simplicio” de Galilée, de purs conservateurs qui disent aimer la connaissance mais ne recherchent au fond que la confirmation de de leurs idées préétablies. Beaucoup d’intellectuels français sont dans ce cas (Najat Vallaud-Belkacem ne les traitera jamais de « pseudo-intellectuels », eux). On peut même parler de mouvance majoritaire – et c’est une des raisons pour laquelle la reconnaissance de René Girard a été si tardive et s’est d’abord effectuée à l’étranger.
D’une certaine façon, René Girard a lui-même amplifié le phénomène de rejet en revendiquant le caractère chrétien, voire hagiographique de son oeuvre, avec une certaine délectation de polémiste. Il y a d’ailleurs une évolution entre les premiers ouvrages, qui sont présentés comme des analyses objectives conduisant à une spécificité biblique mais où le côté apostolique de l’auteur est masqué et les ouvrages plus récents où l’aspect hagiographique est plus clairement revendiqué. En outre, l’analyse de Girard conduit à privilégier nettement la religion chrétienne parmi les religions bibliques car René Girard effectue une analyse très poussée et totalement originale de la Passion du Christ présenté comme un exemple particulièrement pur et “révélateur” de la position du Faible. Là encore, la force de l’analyse est indéniable et induit “mécaniquement ” le lecteur à une hiérarchisation des religions où la religion chrétienne serait une sorte d’aboutissement ultime de la religion juive. C’est une thèse classique de l’Eglise qui a conduit des milliers de juifs au bûcher où à la conversion forcée au moyen-âge. L’oeuvre de René Girard est donc naturellement revendiquée par les clans catholiques les plus conservateurs et bornés.
Si Galilée avait eu tort
Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, on peut tenter d’imaginer ce qu’il serait devenu si Galilée avait eu tort. Il faut se souvenir que Galilée n’apportait nullement, à l’époque, la preuve de ses affirmations et que ses thèses étaient beaucoup plus contestées que ne l’est aujourd’hui, par exemple, la thèse du réchauffement climatique. Sur certains aspects, Galilée se « plantait » même royalement et ses « Dialogues sur les deux systèmes du monde » fourmillent de graves erreurs, sans parler de leur partialité qui lui a valu sa condamnation. Si Galilée, donc, avait eu scientifiquement tort, sa condamnation serait apparue comme justifiée et la science, ainsi que probablement les sciences humaines, se seraient durablement rangées du côté des religions. Les progressistes (je nomme ainsi tous ceux qui ont foi dans le Progrès, et je les oppose à ceux qui ont simplement espoir dans le Progrès ou qui sont réservés face au Progrès) seraient du côté des religions. Et tout ceci serait, somme toute, dans l’ordre naturel des choses, puisque le progressisme est une foi, c’est-à-dire de façon ultime une position religieuse.
Par opposition, aujourd’hui, les progressistes (ceux qui croient au sens de l’histoire) se situent avant tout à gauche et leur conviction est basée de façon ultime sur l’opposition à la religion, vécue comme un conservatisme (la religion est une illusion nocive, autrement dit, un opium). A droite, les libéraux croient aussi que le progrès est obtenu par le libre jeu du marché mais l’acteur ultime de cette pièce est « l’homo economicus », une sorte d’extra-terrestre improbable dont tous les choix sont de nature économique, autrement dit, un être sans Dieu.
Les notions de Progrès et de croyance sont devenues beaucoup plus fructueuses pour comprendre l’échiquier politique que les notions de droite et de gauche.
Les progressistes, qui se voient comme des opposants éclairés à toute religion, refoulent encore le côté religieux qui vit caché au plus profond d’eux, et une grande confusion en résulte. L’extrême-gauche, la gauche et la droite dite libérale, qui constituent l’essentiel de qu’on appelle « le front républicain » sont avant tout un « front progressiste ». Dans la famille des « conservateurs » (j’appelle ainsi ceux qui ne croient pas au progrès et je rappelle que cette non-croyance a priori, comme la croyance, reste une position religieuse), je nomme la plupart des Verts, une bonne partie de la Droite bonapartiste et le Front National. J’appelle « rationnels » tous ceux qui n’ont qu’une confiance limitée dans le progrès ou qui veulent simplement « jouer pour voir ». Les « rationnels » représentent la majorité des français : problème, ils sont minoritaires à l’intérieur de chaque parti.
Kundera, dans le livre du rire et de l’oubli
:
« Moi aussi, j’ai dansé dans la ronde. C’était en 1948, les communistes venaient de triompher… nous avions toujours quelque chose à célébrer, les injustices étaient réparées, les usines nationalisées, es milliers de gens allaient en prison, les soins médicaux étaient gratuits… Nous avions sur le visage quelque chose du bonheur… Puis un jour, j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas dire, j’ai été exclu du parti et moi aussi, je suis sorti de la ronde. »
Si vous n’êtes pas « progressiste », l’inquisition vous rattrapera a coup sûr et vous serez traité de « conservateur » – l’injure suprême. Aujourd’hui, tous les rationnels sont perçus comme conservateurs et beaucoup croient même qu’ils le sont, exactement comme (exemple emprunté à Girard), certaines sorcières du moyen-âge étaient convaincues de l’être et donc approuvaient leur propre condamnation. Mais si la croyance de la sorcière en sa culpabilité tient de la pensée magique, elle ne rend pas la sorcière elle-même magique, ni coupable. De même (autre exemple emprunté à Girard), le fait qu’Oedipe croie en sa culpabilité ne le rend pas coupable. Oedipe est, au sens propre, « convaincu de sa culpabilité » mais l’idée qu’il soit, par exemple, responsable de l’épidémie de peste tient du magique. Girard voit ceci. Freud non.
La crise politique actuelle: l’incompréhension du fait que que le progressisme est une religion.
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Par Thierry Klein dans : René Girard.Lu 4 526 fois | 2 commentaires
Toujours dans ce petit livre d’entretiens avec Girard dont je vous parlais l’autre jour, et dont décidément je trouve que les meilleures parties ne sont pas de Girard, la mise en évidence par une psychiatre d’un schéma qui se reproduit dans les familles où une fille est anorexique:
Il y a une rivalité pour occuper le rôle de victime au sein du couple parental. Chaque partenaire joue le martyr en tentant de culpabiliser l’autre. Chacun se présente comme celui qui se sacrifie généreusement pour le bien de la famille.
Bref, il y a compétition entre les parents pour être plus victime que l’autre.
Je pense à mes grands-parents, qui se la jouaient sur le registre maître-esclave et à mes parents, qui sont plutôt dans un registre bourreau-victime.
La différence entre les deux, c’est le travail incomplet du féminisme, qui change les esprits avant de changer les habitudes. Mon grand-père acceptait son rôle de maître – et ma grand-mère celui d’esclave – de façon tout à fait naturelle.
Une génération plus tard, mes parents ne vivent pas dans la même inconscience. L’égalité de l’homme et de la femme leur semble une chose naturelle MAIS elle ne se traduit pas encore dans une égalité des rôles dans le couple. Il en résulte une mauvaise conscience comparable à celle du bourreau (chez l’homme) et victimisation (chez la femme).
La position du bourreau est moins enviable que celle du maître, et celle de la victime moins enviable que celle de l’esclave car leur degré de connaissance est supérieur. Quand vous opprimez, le plus confortable est de n’en rien savoir.
Parenthèse: Les seigneurs du moyen-âge n’avaient aucune mauvaise conscience quant au sort qu’ils faisaient subir aux serfs (la mauvaise conscience arrive avec Voltaire, Diderot, Beaumarchais). Aristote – et les esclavagistes américains – considéraient les esclaves comme des sous-hommes et c’était bien pratique pour eux. Considérer que les animaux sont « évidemment » des êtres inférieurs nés pour être exploités et tués est bien pratique pour nous au moment où nous coupons notre steak. Sans une certaine dose de bêtise, ce monde devient totalement invivable.
Encore une génération et dans un couple « moderne » comme le mien, c’est victime-victime.
Le travail du féminisme est terminé, il y a une plus grande égalité des rôles dans le couple, en accord avec les principes (si généreux) que nous admettons (presque) tous. Et ce qui en sort, c’est une victimisation réciproque et une comparaison permanente pour savoir qui fait quoi, et pourquoi, etc… Il y a lutte permanente pour tout puisqu’il n’y a plus aucune raison « rationnelle », admise par tous, pour rien.
L’anorexie naît des cas les plus extrêmes de cette lutte universelle à tous les couples. En ce sens, c’est une maladie éminemment moderne.
Et aussi : le monde moderne, c’est le monde où nous sommes tous victimes.
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Comment la publicité crée l’anorexie 10 avril 2009
Par Thierry Klein dans : Economie,René Girard.Lu 7 543 fois | 4 commentaires
La télé a été introduite pour la première fois aux îles Fidji en 1995.
Jusqu’alors, la notion de régime était inconnue – la culture locale valorise les grosses. Mais en 1998, 74% des lycéennes se sentaient « trop grosses » et 69% avaient tenté de se mettre au régime. 11% avaient tenté de se faire vomir (0% en 1995).
D’un point de vue plus qualitatif, les filles interrogées cherchaient à « ressembler à Cindy Crawford » ou « aux élèves de Beverly Hill »…
J’ai trouvé ces informations dans un petit livre d’entretiens avec Girard nommé « Anorexie et désir mimétique » et c’est une très bonne illustration de mes billets sur la façon dont la Pub nous transforme, de façon inconsciente, de citoyens en consommateurs, à tel point que même la crise financière peut s’interpréter, de façon ultime, comme une conséquence mimétique de la publicité.
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Une explication mimétique de la crise financière (pourquoi nous sommes tous coupables) 22 janvier 2009
Par Thierry Klein dans : Crise Financière,Economie,René Girard.Lu 28 306 fois | 17 commentaires
J’ai déjà expliqué pourquoi cette crise, qui est apparue d’abord comme une crise financière est d’abord une crise économique.
Depuis une trentaine d’années, les foyers américains se sont endettés pour consommer (1000 milliards de crédit-revolving en cours) et pour se loger (les subprimes, qui ont entraîné la faillite de Lehman, en septembre dernier).
L’endettement des foyers américains est une conséquence de la mondialisation, qui a mis le travailleur américain en concurrence avec la planète entière. Au début, il a tenté de s’adapter en utilisant le crédit, maintenant, il est au bout. Les capitaux peuvent s’évader, pas lui.
J’ai montré aussi comment la mondialisation a, dans le monde entier, privilégié le droit du consommateur au détriment de celui du travailleur et du citoyen. Le travail du dimanche, la fin des monopoles, l’augmentation du temps de travail, le travail des femmes… autant de réformes qui se sont faites au nom de l’intérêt du consommateur.
Or intérêt du consommateur et du travailleur s’opposent. Impitoyablement.
En achetant un nouveau téléviseur, je ne suis pas directement responsable de la fermeture de telle ou telle usine. Mais ce comportement, répété des milliers de fois pendant des dizaines d’années, a pour résultat final la délocalisation totale de presque toute l’industrie.
Nous vivons actuellement une situation de lutte des classes, mais à 3: actionnaire, travailleur et consommateur. Et le vrai méchant a changé: ce n’est plus le patronat, les 200 familles… C’est le consommateur, c’est à dire une partie de nous tous.
C’est psychologiquement moins confortable à admettre… Plus de coupable pratique et désigné. Le conflit est interne.
Le bras armé de cette lutte entre citoyen et consommateur a été la publicité (le marketing, pour faire large). C’est la Publicité qui nous fait voir le Monde sous l’angle du Consommateur, c’est la Publicité qui nous pousse, par des moyens toujours plus performants et sophistiqués, à consommer toujours plus, ce qui rend le monde plus précaire, le travailleur plus dépendant et “esclave” de son côté consommateur.
Tout le monde s’est méfié de la Religion, de la propagande politique. Mais personne ne s’est méfié de la Publicité, parce que ses objectifs sont a priori peu ambitieux. Qu’y a-t-il de mal à vouloir vendre plus de coca-cola, plus de voitures, de parfum ? Qui plus est, comme chacun sait, « moi, je ne suis pas particulièrement sensible à la pub ! ». (En fait, si nous avions plus l’impression d’y être sensibles, la publicité aurait moins d’effet sur nous. Cette insensibilité est contredite, minute après minute, par les milliards dépensés en pub par les entreprises.)
J’ai écrit alors que la publicité était l’opium du consommateur. L’objectif de cet article est de proposer une interprétation psychologique, presque physique du phénomène.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Le moteur de la (bonne) publicité, c’est l’identification. La publicité nous montre un modèle enviable (le cas d’école : un mannequin). Nous cherchons à lui ressembler. Son principe est mimétique et comme les molécules d’un gaz qu’on chauffe, les êtres humains, dans le monde entier, s’agitent de plus en plus, consomment de plus en plus, jusqu’à l’explosion sous l’influence toujours croissante de cette source d’excitation.
La publicité est extrêmement efficace (d’autant plus efficace, en fait, que dans la plupart des cas, nous décrétons que nous n’y sommes pas sensibles, ce qui fait que nous ne sommes pas protégés contre elle).
Elle est extrêmement efficace parce qu’elle apporte de l’énergie à un moteur qui, Girard l’a montré, est à la source des sociétés humaines : la rivalité mimétique.
Elle est extrêmement efficace parce qu’elle est devenue, en 50 ans, de plus en plus performante, intrusive et subliminale.
L’encart inséré dans une page de journal est devenue publicité radiophonique, puis télévisuelle son impact augmentant avec l’évolution des technologies de communication.
La société la plus emblématique des 10 dernières années, Google, est une régie publicitaire capable d’insérer dans des pages des liens presqu’invisibles mais de plus en plus pertinents et optimisés. La façon d’agir de Google est significative: peu importe à Google comment agissent les liens sponsorisés sur notre cerveau, mais Google cherche à optimiser cet effet en optimisant un taux de clic. En tout innocence, on arrive à une capacité d’influence remarquable et toujours croissante.
La publicité a pour conséquence de générer une impulsion d’achat, c’est-à-dire qu’elle masque l’intérêt profond, long terme du citoyen en le transformant en consommateur impulsif. Le citoyen troque littéralement ses droits contre un plat de lentilles.
Aujourd’hui, la publicité est partout et il est devenu impossible de lui échapper.
Elle s’est développée corrélativement à la mondialisation, qui peut se caricaturer en fait comme l’extension du modèle créé par Coca-Cola à la planète entière.
On ne comprend pas la crise actuelle si on ne voit pas que c’est avant tout une crise mimétique qui entraîne une surconsommation mondiale.
Quand on étudie, par exemple, la nature des dossiers de surendettement, on se rend compte que les cas les plus fréquents sont dûs à des erreurs de consommation (achats d’électronique, consommation téléphonique excessive, achat de maison) beaucoup plus qu’à une situation structurelle qui entraînerait la pauvreté.
Dans les cas les plus extrêmes, on voit, sur M6 l’autre soir, des jeunes femmes des pays de l’Est se prostituer le vendredi soir pour pouvoir sortir en Prada le samedi soir. Raccourci saisissant de la situation mondiale où les droits fondamentaux de la personne humaine sont troqués, volontairement, contre un droit à consommer un bien qui semble inutile.
Aux Etats-Unis, les consommateurs qui se sont endettés pour acheter leur maison ont eu un comportement d’avidité très similaire aux banquiers et recherchaient eux aussi l’enrichissement par des moyens financiers. Ils sont, psychologiquement, tout aussi coupables que les « initiés de la finance » dont parle Jacques Attali dans son analyse de la crise – évidemment, ils sont aussi beaucoup plus à plaindre.
Il est important de poser le problème de la surconsommation générale pour plusieurs raisons:
– ceux qui analysent le mieux la crise actuelle (Bob Reich, JA, Michel Rocard …) ont perçu le problème du surendettement, mais l’interprètent juste en terme d’appauvrissement structurel lié à la mondialisation. Or il y a aussi asservissement consumériste, qui ne se résoudra pas en relançant la consommation – au contraire – mais en diminuant les incitations à consommer.
– on a tendance à croire qu’on se sortira de la crise financière par des moyens qui s’opposent au Grenelle de l’environnement, plus généralement par des moyens qui retardent la lutte contre le réchauffement climatique, puisqu’on cherche à générer de la croissance.
Il n’en est rien. Réchauffement climatique et crise financière ont une cause commune: l’emballement de la consommation. Les méthodes pour résoudre les deux problèmes sont communes. C’est une très bonne nouvelle, si on s’en rend compte.
– Il sera très difficile aux Etats de lutter contre la crise. Les Etats agissent en général de façon très grossière avec assez peu de discernement. Or ici, il s’agit de changer de mode de consommation, de remplacer des dépenses par d’autres, bref, il faut investir de façon massive en maîtrisant très finement les dépenses.
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Pulp Fiction: trois rédemptions et un châtiment 11 juillet 2007
Par Thierry Klein dans : René Girard.Lu 43 056 fois | 3 commentaires
Violence et humour cachent le fait que Pulp Fiction est une mise en scène quasiment didactique des thèses de René Girard sur la violence, la grâce et la rédemption. Le film est constitué de trois histoires presqu’indépendantes – le deuxième titre du film qui apparaît dans le générique est "Three stories about One story".
– Première histoire : Elle commence par une liquidation violente de trois petits malfrats par deux tueurs (Vincent Vega, joué par John Travolta et son collègue Jules) et se termine par un braquage dans une caféteria.
– Deuxième histoire: C’est le récit de la soirée passée entre Vincent Vega et Mia, la femme de Marsellus, patron de Vincent.
– Troisième histoire : Butch, le boxeur (Bruce Willis), arnaque Marsellus – un truand violent. En tentant d’échapper aux griffes de Marsellus, Butch tue Vincent Vega. Marsellus et Butch se retrouvent prisonniers d’une bande de sado-masochistes, dont ils finiront par se libérer, grâce à Butch.
La structure du film est cyclique. Les trois histoires sont présentées de façon intercalée. Le film commence par le braquage de la cafétaria et se termine par cette même scène – filmée deux fois, donc, mais pas à l’identique: les dialogues des personnages diffèrent entre le début et la fin du film, ce qui a son intérêt mais ne constitue pas le sujet de ce billet.
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Une critique de l’origine de la domestication et de l’agriculture selon René Girard 5 avril 2007
Par Thierry Klein dans : René Girard.Lu 5 679 fois | 2 commentaires
Hypothèse de René Girard sur l’origine de la domestication animale (1) : « On a commencé à traiter les animaux comme des êtres humains afin de les sacrifier,en remplaçant les victimes humaines par des victimes animales ».
La principale raison avancée par René Girard pour justifier son hypothèse est que les théories existantes ne lui paraissent guère vraisemblables. En particulier, « le motif initial ne peut pas être l’avantage économique… contrairement à ce qu’imagine le rationalisme un peu court de Régis Debray dans son Feu Sacré. La domestication ne peut pas avoir été programmée ».
Sauf que le « motif économique immédiat » est absent d’énormément d’inventions humaines. Houellebecq définit l’homme comme un « animal ingénieux » est c’est un fait que son activité d’invention s’est déployée tous azimuts, l’intérêt économique de l’invention elle-même ayant un côté presque secondaire.
On reste rêveur devant l’acharnement mis par certains hommes à découvrir des choses totalement inutiles, je vais faire une petite liste évidemment non exhaustive :
- le premier homme qui a appris à nager a dû mettre des semaines à réaliser quelque chose qui n’a aucun intérêt économique et qui au contraire présente un danger mortel
- le premier homme qui a fait du chocolat a du préalablement manger des tonnes de cacao amer (quasiment inmangeable). Idem pour le premier sirop d’érable… Quelle mouche a donc piqué l’inventeur pour réaliser et tenter de manger ce sirop ? (Avec n’importe quel autre arbre, vous obtenez quelque chose d’inutilisable… La réalité, c’est que l’homme, en tant qu’espèce, a essayé tous les arbres, aussi incongru que cela puisse paraître. Et avec l’érable, il en a retiré quelque chose).
Bref, la recherche est une activité humaine naturelle, que nous justifions parfois par l’intérêt économique mais dont l’intérêt économique n’est en aucun cas la cause. L’explication fonctionnaliste est bien illusoire, mais cela ne justifie en rien l’hypothèse de Girard.
(suite…)
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René Girard, Freud et le Pape 14 avril 2005
Par Thierry Klein dans : René Girard.Lu 7 675 fois | 1 commentaire
Je me suis promis de ne pas trop parler d’actualité dans mon blog mais je trouve ça intéressant, pour illustrer mon billet sur René Girard, de comparer les différents points de vue sur la mort du Pape.
Vision « freudienne » : on insiste sur les ressemblances avec le sacrifice.
(suite…)
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René Girard : l’avenir imprévu d’une illusion 20 mars 2005
Par Thierry Klein dans : Critiques,René Girard.Lu 18 363 fois | 17 commentaires
René Girard vient d’être élu à l’Académie Française. Une reconnaissance tardive et un peu faible pour un des plus grands découvreurs de notre temps.
René Girard est un découvreur, au même titre que Newton ou Freud. Ces écrits sont exceptionnellement clairs et articulés autour de quelques découvertes fondamentales, telles que le désir mimétique (dans le Roman, dans la Bible) ou les mécanismes victimaires et la violence. René Girard, c’est un des seuls grands auteurs modernes qu’on peut lire pratiquement sans référence et sans explication externe. Vous ne pouvez pas faire ça avec Freud, qui invoque à tout moment « l’expérience thérapeutique » (souvent peu vérifiable).
(suite…)
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