Les formes élémentaires de la névrose (3) : l’aliénation consommatrice 21 mars 2010
Par Thierry Klein dans : Aliénation,Non classé.Lu 6 389 fois | 6 commentaires
Suite de mes billets sur l’aliénation.
Pour Marx, victime et oppresseur sont clairement distincts. La classe dirigeante opprime ; le prolétariat est exploité.
Depuis 50 ans environ, nous assistons à une fusion des concepts qui correspond très exactement à ce que nous appelons la mondialisation.
En tant que consommateurs, nous voulons tous acheter moins cher et faisons jouer la concurrence. Pour répondre à cette contrainte, les entreprises s’adaptent et mettent la pression sur leurs employés – les travailleurs. Le consommateur est devenu l’oppresseur du travailleur, position devenue parfaitement schizophrène au fil des années, car dans l’immense majorité des cas, le consommateur est un travailleur.
Cette lutte entre le consommateur et le travailleur est une des clés de l’époque, mais elle a été longue à se faire jour. D’abord, nous avons une tendance naturelle à refouler toute mauvaise conscience liée à nos actes d’achat à partir du moment où le mot « moins cher » est inscrit sur l’étiquette, ensuite et surtout, les conséquences de cet acte d’achat ne permettent pas de remonter aux actes précis d’un individu – ce qui nous rend tous irresponsables – et sont différées dans le temps, parfois de plusieurs dizaines d’années.
En achetant un nouveau téléviseur, je ne suis pas directement responsable de la fermeture de telle ou telle usine. Mais ce comportement, répété des milliers de fois pendant des dizaines d’années, a pour résultat final la délocalisation totale de presque toute l’industrie. Des travailleurs occidentaux « pré-conscients » (au sens marxiste du terme) ont été remplacés par des travailleurs prolétarisés en Chine ou en Europe de l’Est.
L’aliénation consommatrice est quantifiable
Aucune aliénation n’est « prouvable » en tant que telle, mais, rappelons-le, certaines sont quantifiables, ce qui leur donne une crédibilité plus importante (je parlerai alors dans la suite de ces billets d’aliénation forte). Ainsi Marx quantifie l’aliénation capitaliste par le taux de sur-travail, mais Elisabeth Badinter serait bien en peine de quantifier l’aliénation maternelle (aliénation faible, au sens ci-dessus).
Dans le cas de l’aliénation consommatrice, on pourrait définir différents outils de mesure tels que le pourcentage des dépenses qui ne sont pas de première nécessité dans les dépenses des individus ou bien la part des échanges internationaux dans le PIB d’un pays (ces dépenses caractérisant l’acte d’achat mentionné plus haut).
Tu noteras avec intérêt, cher lecteur – ou dois-je écrire « Enzo » ? – que ces deux critères sont corrélés à ce qu’on appelle la mondialisation (le deuxième critère caractérise même exactement la mondialisation), en telle sorte qu’on peut dire qu’aliénation consommatrice et mondialisation sont deux phénomènes profondément imbriqués et peut être même identiques, au sens où ils sont les facettes différentes d’une même médaille. J’y reviendrai.
L’aliénation consommatrice est aussi une névrose.
Dans cette forme d’aliénation, le consommateur opprime le travailleur. Mais nous sommes tous à la fois consommateurs et travailleurs et participons tous à cette forme d’oppression.
Dans certains cas, le consommateur est un capitaliste, mais cela ne change rien à l’affaire (exemple: à travers les fonds de pension, le citoyen américain « actionnaire » force l’entreprise américaine à délocaliser au nom de la baisse des coûts – et perd son emploi).
Le côté névrotique de cette aliénation est probablement une des raisons pour laquelle elle est passée pratiquement inaperçue jusqu’à présent. Freud a expliqué pourquoi des raisons cachées et profondes nous poussent à nier l’existence même de la névrose. Plus généralement: ce qui nous marque fortement est inconscient – ainsi les quatre premières années de la vie, sans doute les plus importantes, disparaissent-elles de notre mémoire.
La victoire du consommateur
Dans la lutte impitoyable qui opposait travailleur et consommateur, le consommateur a gagné à plate couture. Il n’y a pas eu de « prise de conscience » au sens marxiste du terme ; au contraire, la publicité et le marketing ont fait rentrer le travailleur marxiste dans le monde enchanté de la consommation..
Ce que le Capital n’a jamais réussi à faire, ni aucune religion, la publicité l’a réussi de façon totalement involontaire ! .
Au nom de « la liberté de choix », les grands monopoles (téléphone, électricité…), les services publics ont disparu ou sont en train de disparaître. .
Pour que le consommateur occidental puisse faire jouer à plein son « droit à consommer » toujours moins cher, le monde s’est globalisé. Mais en achetant des produits chinois, le consommateur occidental crée son propre chômage ou, dans le meilleur des cas, contribue à la perte de ses avantages acquis (il devra allonger son temps de travail, réduire ses vacances, baisser son niveau de prestation sociale, etc…)..
La gauche est gênée aux entournures. Tout discours visant le pouvoir d’achat immédiat des plus faibles paraît indécent à ses yeux. Or le pouvoir d’achat des plus faibles en France, c’est l’exploitation d’autres faibles (en Chine), puis, ensuite, l’importation de la baisse de niveau de vie en France. On le voit bien aujourd’hui..
D’une façon générale, la droite a un peu mieux perçu et surtout mieux utilisé le phénomène. D’abord, cela fait longtemps que le patronat a compris, sans aucune considération freudienne ou marxiste, que ses travailleurs étaient aussi des consommateurs (Ford voulait déjà faire des voitures assez bon marché pour que ses ouvriers puissent les acheter).
Ensuite, la valeur des entreprises est corrélée à la croissance de leur chiffre d’affaires, partant, à la consommation générale.
Concrètement, dans une logique de droite, tout l’art consiste à convaincre le consommateur au détriment du travailleur – en masquant les effets futurs sur ce même travailleur. Je vous cite quelques exemples en vrac :.
– travailler le dimanche (au nom du droit à consommer à toute heure, du droit au loisir, etc…). D’une façon générale, augmenter la durée du travail, au nom du pouvoir d’achat (”travailler plus pour gagner plus”), au nom du droit de Guy Roux à entraîner à 67 ans, etc….
– libéraliser le secteur des télécoms ou de l’électricité (au nom du droit à choisir son opérateur).
– déréglementer la grande distribution (au nom du pouvoir d’achat).
– favoriser le travail des femmes (pour qu’elles soient économiquement indépendantes, pour augmenter la consommation)
[Si la gauche était marxiste, elle passerait son temps à dénoncer l’aliénation consommatrice et à tenter de provoquer une « prise de conscience » de cette aliénation. Elle devrait donc lutter systématiquement et de façon uniforme, contre les quatre phénomènes décrits ci-dessus. Problème, la gauche est soit « de gouvernement » (ce qui veut dire, au final, « à droite ») ou « anti-capitaliste » (ce qui veut dire qu’on s’en tient à une lecture quasi-religieuse des oeuvres de Marx en oubliant que Marx écrivait à une certaine époque et dans un certain contexte.]
Oppresseur et victime inter-agissent de façon inconsciente.
Si on reprend ma typologie des aliénations, on constate qu’ici, victime et oppresseurs sont totalement inconscients. Nous verrons qu’en plus du côté névrotique, c’est le symptôme d’une forme d’aliénation extrêmement forte.
Tous les actionnaires du monde se sont donc naturellement donnés la main pour tenir le discours du consommateur roi ; les départements marketing ont été leurs talentueux – et aveugles – porte-voix.
Le publiciste qui fait la pub de la dernière Renault n’a pas une capacité d’analyse supérieure au consommateur qui achète chez Leclercq – d’ailleurs, c’est souvent la même personne !
Il n’a pas l’impression de faire le moindre mal à quiconque, ni en concevant sa pub, ni en allant chez Leclerq. Et d’ailleurs, au sens strict du terme, il n’en fait pas. Faire vendre une Megane, acheter un téléviseur, sont des actions tout à fait anodines, ou plutôt infinitésimales. C’est la répétition sans fin de ses actes, par tous, à grande échelle qui crée l’aliénation consommatrice: la plus forte, la plus importante de toutes. Celle qui mène le monde à sa perte.
Nous verrons comment dans mon prochain billet.
Billets associés :- Vous consommiez ? J’en suis fort aise. Eh bien: travaillez maintenant !
- Les formes élémentaires de l’aliénation (réponse à Enzo)
- Une explication mimétique de la crise financière (pourquoi nous sommes tous coupables)
- La valeur travail existe-t-elle ?
- Google, Web 2.0 et les autres: méfiez-vous du gratuit !
Les TICE aux Pays des Merveilles 20 mars 2010
Par Thierry Klein dans : Economie,Politique,Technologies.Lu 4 526 fois | 2 commentaires
Je me suis « coltiné » à peu près 50% du rapport Fourgous ces dernières semaines – j’emploie le mot « coltiné » pour rester poli, tellement ce rapport est indigeste.
Je dois être une des seules personnes au monde à en avoir lu presque la moitié, je vous assure que ça tient de l’exploit, c’est ma performance du mois, un peu comme si j’avais couru un 100 m en 10 secondes ou si j’étais resté 6 mn sous l’eau sans respirer. D’ailleurs, c’est un peu ce que je ressentais à la lecture des phrases du rapport: « est-ce que je vais tenir jusqu’à la fin sans mourir (d’ennui) ? ».
L’histoire retiendra donc qu’Einstein a changé l’histoire de la physique avec un papier de 10 pages mais que Fourgous n’a rien changé du tout avec un pavé de 326 pages. Comme quoi, avant de s’intéresser aux TICE, un peu de bonne vieille instruction classique ne nuit jamais et aurait peut être permis au(x) rédacteur(s) d’apprécier les mérites de la concision et de la clarté. (Je sais, cher lecteur, tu penses toi aussi que l’introduction de ce billet est bien trop longue ! Pourtant tu vas poursuivre sa lecture le sourire aux lèvres – et crois moi, tu apprendras bien plus en lisant ces quelques lignes qu’en consultant le rapport Fourgous, même si, à ton grand regret, leur auteur n’est pas non plus Einstein !).
Billets associés :- Des « TICE » vues comme symptôme de la perte du capital scolaire
- Pourquoi il s’est trompé : la vérité sur l’affaire Bourdieu
- De Rawls à Macron, en passant par l’école. De quoi le social-libéralisme est-il le nom ?
- Vos idées de contribution pour le développement des TICE dans le Nord.
- D’un certain discours lénifiant sur le numérique à l’école vu comme un symptôme de la perte du capital scolaire.
Que c’est bon le ski (OM 3 – PSG 0) 1 mars 2010
Par Thierry Klein dans : Humeur.Lu 3 243 fois | 1 commentaire Billets associés :
- Le télétravail n’est pas bon pour créer des produits
- Bayrou vire journaliste – 2 rumeurs lamentables – et un lapsus
- Le Nord : région numérique (ou pourquoi il faut prendre les choses par le bon bout)
- Bon deal à la SNCM
- Speechi adopte le Capital Altruiste – Connaissez-vous quelqu’un de bien placé au WWF ?