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Le temps de l’innocence, d’Edith Wharton, au programme des classes prépas 13 août 2024

Par Thierry Klein dans : Critiques,René Girard.
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Il doit y avoir quelque part, haut placé au Ministère de l’Education Nationale, un réactionnaire masqué qui définit les merveilleux programmes de français des prépas scientifiques. Ces programmes, depuis deux ans, constituent une déconstruction en règle de toute la rhétorique de gauche qui soumet toute la société à l’hypertrophie des droits de l’individu. En 2023, c’est le “droit à la paresse” qui était déconstruit, le programme allant pile poil à l’auteur clé pour moi sur ce sujet, Simone Weil (“Conditions pour un travail non servile”). La deuxième partie du programme, “Faire croire”, permettait de relativiser largement la notion, aujourd’hui mise à toutes les sauces, louée, hypertrophiée par l’extrême-gauche, de “désobéissance civique” (avec Hannah Arendt, là encore remarquablement pertinente et permettant de réfléchir sur les moments où ce concept peut être ou ne pas être justifié) ainsi que de comprendre les ressorts du discours totalitaire menant à la violence, typique de partis tels que le parti nazi à l’époque, typique de partis tels que LFI aujourd’hui.

En 2024, ce haut fonctionnaire masqué, que j’aimerais vraiment rencontrer, qui sauve l’honneur de l’Education Nationale, a récidivé et enfoncé le clou: le thème du programme 2024 est encore plus explicite, actuel et politique: “La communauté et l’individu”. Pourtant, ce thème n’est abordé qu’à travers des œuvres classiques très anciennes. Eschyle, naturellement;  Spinoza, bien sûr; il manque “Le contrat social” (mais on aura sans doute pu en parler en classe autour de Hannah Arendt) mais surtout, surtout !, il y a cet extraordinaire roman d’Edith Wharton, “The age of innocence”, écrit il y a une centaine d’années qui aborde, entre autres, le thème de la contrainte sociale, du politiquement correct, des “codes” que fait peser la société New-yorkaise sur ses membres. Ces phénomènes, les élèves n’en ont le plus souvent aujourd’hui qu’une vision unilatérale, militante, statistique,  sociologique – via Bourdieu et ses descendants “déconstructeurs”. 

Le point de vue d’Edith Wharton en tant que romancier est radicalement différent. Là où la sociologie utilise une sorte de télescope tentant d’analyser de loin la tendance statistique d’un groupe, elle se sert elle d’un microscope pointé sur chaque individu pour étudier les répercussions psychologiques du groupe sur l’individu. On oppose souvent la soit-disant “objectivité” de la sociologie à la “subjectivité” du romancier pourtant cela n’a aucun sens tant l’approche de Wharton est clinique et pour tout dire, anthropologique puisque ce roman est en fait la description d’une exclusion rituelle, tribale, d’un des membres du groupe. Le langage anthropologique, sacrificiel, religieux est partout présent chez Edith Wharton. 

Quelques exemples:

“L’individu est presque toujours sacrifié à ce qu’on pense être l’intérêt collectif.”

“Il fut frappé par la dévotion religieuse des femmes américaines, même les plus candides, envers la signification sociale de la robe.”

“Certaines choses devaient absolument être accomplies et parmi elles […], selon le vieux code New-yorkais, il y avait les manifestations de soutien tribales à une parente en voie d’exclusion de la tribu. […] C’était la façon qu’avait New-York de prendre la vie “sans effusion de sang. ”

On pense à Proust (qu’Edith Wharton avait évidemment lu – “Le temps de l’innocence”  est aussi une histoire de “salons”), à l’exclusion de Swann ou de Saniette du salon des Verdurins et à l’analyse qu’en fait René Girard, arrivé à la compréhension anthropologique du meurtre collectif via le roman :

“ Les rites d’union sont des rites de séparation camouflés. On n’observe plus ces rites pour communier avec ceux qui les observent pareillement, mais pour se distinguer de ceux qui ne les observent pas.”

Ainsi le point de vue du romancier, aujourd’hui décrié, est à la fois antérieur à celui du sociologue et plus profond car la communauté sociologique fonctionne aujourd’hui, à son corps défendant, comme la haute société new-yorkaise et le salon des Verdurins, qu’elle croit dénoncer. Elle a ses propres rites d’inclusion et d’exclusion. Le romancier, ou son lecteur, comprennent tout ceci alors que le sociologue et son étudiant passent à côté. Et on touche du doigt tout le paradoxe moderne: un grand nombre de disciplines qui croient aller au-delà de la critique classique, la dépasser, sont en fait l’objet même de la critique classique, et ce depuis plus de 2 000 ans.

Il y a aussi ces observations stupéfiantes de lucidité d’Edith Wharton sur la façon dont la société new-yorkaise gère ses transitions.

“C’était ainsi que New York gérait ses transitions: conspirant pour les ignorer jusqu’à ce qu’elles soient accomplies, et alors, en toute bonne foi, imaginer qu’elles avaient été accomplies depuis longtemps. Il y avait toujours un traître dans la citadelle et après qu’il eut donné les clés, quel avantage y avait-il à la déclarer imprenable ?”

Sur ce plan, la société progressiste actuelle est infiniment proche de la haute société new-yorkaise de l’époque. Ce n’est nullement un hasard puisqu’elle en est en quelque sorte la mère (via l’influence des philosophes déconstructeurs français) et la  fille (via l’export culturel des courants sociaux américains vers l’Europe dans les 30 dernières années).  Je vous donne quelques exemples d’applications récents tirés de l’actualité (et vous laisse en découvrir d’autres).

  • La négation pendant 50 ans des effets de l’immigration, suivie de l’observation qu’il est trop tard pour revenir en arrière.  « Notre peuple s’est créolisé, le peuple français a commencé une sorte de créolisation. il ne faut pas en avoir peur, c’est bien. On avance, on vit » (Jean-Luc Mélenchon, après avoir pendant des dizaines d’années minimisé ou nié l’importance du phénomène migratoire). Ce point de vue présente de multiples variantes, fausses mais énoncées probablement en toute bonne foi, comme “Historiquement, la France a toujours été une terre de migration”).
  • La non reconnaissance de la baisse de niveau en orthographe depuis 40 ans, suivie de l’observation, une fois cette baisse de niveau accomplie, qu’améliorer le niveau ne sert à rien. “Ca ne sert à rien d’étudier l’orthographe qui n’est qu’un code social arbitraire et inutile” a récemment déclaré Franck Ramus, membre du conseil scientifique de l’éducation Nationale. De multiples universitaires, les mêmes qui annonçaient fièrement que la baisse de niveau était une illusion, qu’en fait le niveau moyen montait, ont adopté ce point de vue. 
  • Le refus par les Verts de relancer les programmes nucléaires au prétexte qu’il serait trop tard, puisque les réacteurs planifiés aujourd’hui ne seraient pas prêts avant 2040. Depuis 50 ans, les Verts, avec succès, ont retardé ou tué les programmes nucléaires les prétendant superflus, en prônant le développement d’énergies alternatives qui sont très loin de pouvoir subvenir aux besoins énergétiques. Plutôt que d’utiliser la technologie la plus intéressante pour lutter contre le réchauffement, ils décrètent que la transition est accomplie.

Pour René Girard1, tout grand roman est l’histoire de la conversion chrétienne du héros et c’est à mon sens bien ainsi qu’il faut interpréter le choix ultime de Newland. Au dernier moment, alors qu’il peut renouer le contact avec Mme Olenska, 25 ans après son renoncement contraint, il renonce à la voir et son sacrifice subi se transforme en sacrifice consenti ce qui est l’archétype de la position chrétienne. On pense au Drogo à la fin du désert des Tartares ou, évidemment, au temps retrouvé chez Proust. 

Les événements qui vont déterminer le destin de Newland Archer s’enchaînent pour lui de façon inexorable, mécanique et selon une logique qui lui est extérieure. Il les vit comme le héros d’une tragédie grecque – retour à l’Eschyle du programme, le destin étant symbolisé dans le roman par la combustion et l’effondrement des bûches dans la cheminée, qui accompagnent chaque coup de théâtre tragique. Mais nous ne sommes plus en Grèce et ce ne sont plus les Dieux qui sont responsables du destin de Newland. En toute rigueur, ce n’est peut être même pas non plus “la société” (qui est aux sociologues ce que les Dieux étaient parfois à la Grèce, un bouc émissaire de circonstance). Le responsable direct est Archer Newland lui-même. Le roman le désigne mais ne le nomme pas, ne l’accuse pas et c’est peut-être (voir ci-dessous) ce qui crée l’atmosphère de poésie.

Archer Newland, s’il analyse parfaitement a posteriori les ressorts sociaux de son environnement traverse son histoire en aveugle car sa compréhension de ce qui se joue est toujours tardive, comme celle d’Oedipe chez Sophocle. C’est Mme Olenska qui le pousse à exprimer ses sentiments, en lui montrant qu’elle a compris la signification des roses jaunes qu’il lui envoie. Il comprend trop tard qu’il en est amoureux et c’est lui qui lui conseille de ne pas divorcer – il croit ainsi lui éviter un scandale alors que ce divorce la rendrait libre de l’épouser. Il comprend trop tard aussi qu’il est le jouet de la société new-yorkaise et que sa femme est moins candide qu’elle n’en a l’air. C’est elle qui convainc Mme Olenska de ne pas s’engager dans une relation en lui annonçant qu’elle est enceinte. 15 jours plus tard, elle convainc Archer en lui annonçant à nouveau la même nouvelle. A chaque fois, Archer décode ce qui se passe avec un certain retard, ce qui l’empêche d’agir comme il le souhaiterait. On pourrait parler de victime consentante.

Contrairement à Proust, tout le roman baigne dans une atmosphère de nostalgie et de poésie incomparable, émouvante, poignante – j’avoue avec une certaine honte que pour cette raison, je mets Edith Wharton devant Proust, au moins jusqu’au Temps Retrouvé. 

L’atmosphère rappelle par moments, je ne sais pourquoi, celle du Grand Meaulnes. Ou plutôt si, je sais pourquoi: parce que le roman peut se lire à deux niveaux. Entre Newland Archer et Mme Olenska, il s’agit d’une histoire très courte et inachevée. Tout œuvre poétique résulte d’une transfiguration et dans le Grand Meaulnes, l’histoire réelle du héros est, on le sait, celle d’un échec amoureux, d’un amour qui n’a jamais commencé, Alain Fournier ayant simplement croisé dans Paris une jeune femme qui a refusé ses avances. Je fais l’hypothèse que la Madame Olenska, qui fuit à Paris (comme Edith Wharton l’a fait) par idéal,  pour éviter que son amant ne trahisse sa femme, l’amitié, la société new-yorkaise…, c’est Edith Wharton elle-même. Edith Wharton qui se décrit de façon sublime et émouvante, “différente”, comme elle aurait souhaité que l’homme qu’elle aimait la vît. Et que Newland Archer, comme beaucoup d’hommes, n’a simplement pas voulu rompre son mariage par simple respect des conventions et peur sociale, parce qu’il n’était pas assez amoureux. Ainsi, comme Mlle de Galais, Newland Archer n’est peut-être qu’un fantasme sans réalité, il s’agit, de façon infiniment banale et horrible, d’un amour non réellement partagé. Le soit-disant comportement vertueux de Newland tient au mieux du manque de courage, au pire de l’indifférence. Edith Wharton, comme Alain Fournier, le sait sans vouloir l’exprimer clairement au lecteur et au-delà de l’analyse sociale, remarquable, la lumière poétique, tragique, douce-amère du roman provient de cette transfiguration: rendre idéal un amour qui n’a pas été.

Le seul défaut de ce programme ? La traduction française indigente (pourtant prescrite par le programme !) chez Garnier Flammarion. Indigente parce qu’elle omet des passages entiers – environ ¼ de l’œuvre a été expurgée dans le plus pur esprit “Reader’s Digest”. Les élèves ne liront pas Edith Wharton mais une œuvre différente, inférieure et moins subtile que l’œuvre originale. J’espère que les profs de français rectifieront et utiliseront une traduction intégrale. L’anglais d’Edith Wharton est trop complexe pour 99% des élèves de prépa mais une telle œuvre justifierait une collaboration avec les professeurs d’anglais pour que des passages puissent être travaillés en VO.

Quoi qu’il en soit, le programme de Français des deux dernières années permet aux ingénieurs qui seront capables de le recevoir de comprendre le monde et d’y avoir un impact positif qui va au-delà de la simple et facile “dénonciation gauchiste du système capitaliste”. On a vu récemment des ingénieurs d’Agro Paris Tech refuser leur diplôme au nom d’une remise en cause bien-pensante et convenue de “l’ordre capitaliste”. Le programme de français donne aux ingénieurs  les armes pour résister intellectuellement à cette propagande, que ce soit au niveau de la compréhension profonde de ce qu’est le travail, la liberté individuelle, la pression sociale, la propagande politique intense à laquelle ils ont été soumis, malheureusement via l’école, dès leur plus jeune âge. Au moment où le niveau s’effondre, tous les espaces gagnés sur l’obscurantisme sont bons à prendre.

  1. Mensonge romantique et vérité romanesque ↩︎
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