De Rawls à Macron, en passant par l’école. De quoi le social-libéralisme est-il le nom ? 4 mai 2017
Par Thierry Klein dans : Economie,Politique.Lu 8 150 fois | ajouter un commentaire
L’œuvre maîtresse de Rawls, « La théorie de la Justice » est relativement peu connue du grand public. C’est une œuvre monumentale, complexe, dense – et aussi imparfaite. On peut la comparer à celles d’Aristote, de Marx ou de Freud pour les raisons suivantes :
- Les concepts introduits changent profondément l’interprétation du monde. Par exemple, pour Freud, le concept de l’inconscient. Pour Marx, celui de l’aliénation.
- Ces œuvres s’inspirent de l’époque et y infusent tout à la fois. Elles ont une influence profonde qui se prolonge sur des dizaines ou des centaines d’années. Cette influence est principalement indirecte (c’est sans doute dommage). Peu de marxistes ont lu Marx dans le texte et pourtant tout le monde comprend le concept d’aliénation. Il en est de même pour le retour du refoulé.
- Les textes sont bourrés d’erreurs, mais ces erreurs même sont souvent fondatrices et parfois géniales. Il ne reste rien, au sens des résultats scientifiques, de la Physique d’Aristote. Et pourtant Galilée lui rend constamment hommage. Même chose à des degrés divers pour Freud et Marx.
Tout se passe aujourd’hui comme si le consensus social-libéral résultait d’une sorte de synthèse, simpliste et réductrice, de « la théorie de la justice » – et en particulier des trois principes de Rawls (voir ci-dessous). Néanmoins, les adeptes de Rawls n’ont pour la plupart pas lu Rawls. Certes, la plupart des marxistes n’ont pas lu Marx. La plupart des catholiques ne connaissent les évangiles que de façon indirecte, via un catéchisme réducteur. Mais à la différence des marxistes ou des chrétiens, beaucoup de sociaux-libéraux ne connaissent même pas l’existence de la théorie de la Justice et donc n’ont aucune idée de la source de leur vision de la société. Le social-libéralisme est une sorte d’église sans évangile.
L’objectif initial de cet article était de mettre en évidence les liens qui relient les conceptions de Rawls aux politiques éducatives modernes, prônées par des organismes tels que l’OCDE, Terra Nova[1] ou mises en place depuis une trentaine d’années au sein de l’Education Nationale. Pour ce faire, les nombreuses autres relations de Rawls avec les politiques sociales libérales modernes doivent être aussi expliquées. Ces relations m’ont semblé, sous certains aspects, aussi intéressantes que leurs à-côtés éducatifs. J’ai donc décidé de les intégrer, quitte à beaucoup (trop) rallonger mon billet.
Celui-ci peut donc se lire, au final et évidemment en toute modestie, comme une tentative de déconstruction du libéralisme social, mouvement qui, grosso modo, va en France de la gauche dite « de gouvernement » à la droite dite « modérée » et dont se revendique notre prochain Président de la République[2].
Qu’est-ce que le libéralisme Rawlsien ?
« Mon objectif, explique John Rawls au début de sa « théorie de la justice », est d’élaborer une théorie de la justice qui remplace ces doctrines : l’utilitarisme et l’intuitionnisme ».
Rawls part d’une position dite originelle. Il imagine les citoyens placés sous un voile d’ignorance : les citoyens sont certes adultes mais ne connaissent pas leur position future dans la société, leur statut, la classe sociale à laquelle ils vont appartenir. Ils doivent alors se mettre d’accord sur des principes, admissibles par tous, qui régiront cette société. Rawls « démontre[3] » que les trois principes sur lesquels les citoyens doivent se mettre d’accord sont les suivants[4] :
Premier principe (libertés): les citoyens doivent tous avoir accès au maximum de libertés de base (ou de « biens primaires » – les biens que tout homme normal désire et est en droit d’obtenir – par exemple, la nourriture)
Second principe (droits) : Si des inégalités existent, elles ne doivent pas nuire à l’égalité des chances.
Troisième principe (dit principe de différence) : si des inégalités existent, elles doivent maximiser le niveau de vie des plus faibles.
Le troisième principe et le problème du salaire maximum
Actualité électorale exige, je vais commencer par l’explication de ce troisième principe et montrer les différences entre le « social-libéralisme » de Rawls et le libéralisme (ou l’utilitarisme). Rawls ne cherche pas à supprimer les inégalités, mais à les utiliser pour maximiser la position des plus faibles[5].
Si l’impôt est conçu pour que tous les citoyens gagnent la même chose, il est évident que les citoyens les plus « productifs » (entrepreneurs, industriels, chercheurs…) sont découragés et cessent de produire – ou partent à l’étranger. Du coup, la richesse générale diminue et si le niveau de production est trop bas, le niveau de vie du citoyen le moins favorisé baisse. Ce débat, c’est celui du salaire maximum. Pour Rawls, on peut fixer un salaire maximum, mais celui-ci doit être suffisamment élevé pour que les forces productives gardent l’essentiel de leur motivation, la redistribution de richesse ayant des effets sur les plus pauvres supérieurs à la baisse de la production qui s’ensuit. Les mesures proposées en 2012 par le candidat Hollande, puis abandonnées par le Président, les mesures proposées en 2017 par le candidat Mélenchon sont toutes compatibles avec le modèle libéral Rawlsien.
A l’inverse, un utilitariste (ou un libéral) « pur » va avoir comme but unique d’augmenter la richesse totale et va donc tolérer toutes les inégalités de richesse créés par le marché.
L’articulation des trois principes dans le social-libéralisme moderne
Le point clé qui régit les trois principes, c’est qu’ils doivent s’entendre dans l’ordre, le premier étant prioritaire sur le deuxième, lui-même prioritaire sur le troisième. Les deux premiers principes ont trait aux libertés et aux droits, seul le troisième principe a trait à l’économie et c’est ce qui fait de Rawls, au fond, un penseur « de gauche » – ou social. Aucun gain économique ne peut être justifié au détriment d’une liberté fondamentale. Aucun gain économique ne peut être justifié au détriment du principe d’égalité des chances.
Ce qui fait de Rawls un penseur libéral, c’est que, une fois ces principes établis[6], ils régissent toute la société selon une logique procédurale pure. Ils constituent l’état du droit sur lequel la société est fondée. Le marché est un des aspects de la société ainsi définie. Il tolère des inégalités « justes » – Rawls qualifie ainsi toute inégalité qui permet de faire monter le niveau de vie du plus pauvre.
Une critique psychologique de l’édifice Rawlsien
Mon objectif n’est pas ici de critiquer la « construction » Rawlsienne au sens économique du terme. Je n’ai aucune compétence spéciale pour le faire et cette critique, ayant été mille fois faite (ou plutôt tentée), n’aurait pas grande originalité. Je vais plutôt essayer d’expliquer quelles sont les conséquences actuelles des théories de Rawls et à quoi tient leur succès.
Rawls et le retour du Religieux
Les citoyens qui se mettent d’accord sur les principes fondateurs ont leur propre croyance en tant qu’hommes. Le voile d’ignorance ne concerne que leur position sociale future dans la société. Rawls suppose – c’est la base de sa démonstration – que les citoyens vont trouver un consensus minimal sur les principes qui régissent leur vie en commun, et en particulier leur liberté, mais ne traite par définition pas le cas où une doctrine religieuse, que je vais nommer « intégriste », empêcherait l’établissement de tout consensus. L’hypothèse de Rawls, qui commence à publier, rappelons-le dans les années 70, c’est que l’Histoire a déjà pris fin. Les démocraties libérales comprennent peu à peu, depuis le 11 septembre 2001, que l’hypothèse de base est absurde. Certaines, refusant de le comprendre, en restent encore sidérées.
Social-libéralisme et multi-culturalisme.
En l’absence de position intégriste, le consensus Rawlsien est plutôt de nature multi-culturaliste. Les citoyens peuvent tous avoir leur propre vision de la société, de la vie religieuse et vivre dans des cultures totalement différentes au sein de la même nation. Peu importe l’aliénation, au sens où par exemple Marx l’entend, du moment qu’elle est compatible avec le consensus social. Dans une telle société, le concept d’intégration, au sens où nous l’entendons en France, n’a pas de sens. C’est sans doute pourquoi Rawls est enseigné si librement sur les campus américains. On voit bien aussi les problèmes d’une grande partie de la gauche et de la droite dites « libérales » à comprendre, parfois même à nommer, les attaques faites à la laïcité (par exemple, le problème posé par le voile ou le voile intégral). Il n’y a simplement pas, chez Rawls, de concept théorique correspondant. Cela ne fait pas partie de son logiciel.
La critique de Bourdieu sur Rawls / La bien-pensance Rawlsienne
Bourdieu critique la construction Rawlsienne au prétexte qu’elle ferait la part trop belle, de façon arbitraire, à la liberté et aurait pour objectif caché de justifier l’idéal démocratique américain. L’idéal de liberté (premier principe Rawlsien) serait donc encore un produit de l’habitus (la tendance du social à classer les objets selon un ordre arbitraire perçu comme naturel). On pourrait donner en réponse à Bourdieu l’argument de la Boétie[7], qui est aussi celui de Darwin, à savoir que l’amour de la liberté n’est pas un produit du social mais une donnée naturelle, biologique, manifeste non seulement chez l’homme mais aussi presqu’universellement répandue dans toute le règne animal. Mais là n’est pas la question. La critique de Bourdieu est pénétrante en ceci qu’elle cherche ce que la théorie de Rawls masque. Et ce qu’elle masque, c’est une forme sophistiquée de bien-pensance.
Les derniers seront les derniers.
Imaginez, dans une société utilitariste pure, la position des plus pauvres. Ceux-ci peuvent s’en prendre à la terre entière. Le capitalisme est injuste. La liberté et l’égalité des chances ne sont que formelles – il est évident que riches et pauvres n’ont en fait pas les mêmes droits ni les mêmes opportunités. Les pauvres peuvent lutter pour un avenir meilleur, même si cet avenir est lointain (« le grand soir ») ou très lointain (l’Eglise, opium du peuple, leur garantit que, après leur mort, « les derniers seront les premiers »).
Qu’en est-il du plus pauvre dans une société Rawlsienne ? Il n’est certes pas moins méritant que les autres, il a droit au respect des autres et de lui-même (notion centrale chez Rawls, car sans respect de soi-même, il ne peut y avoir d’égalité réelle des chances). Mais il faut bien qu’il admette aussi, le pauvre bougre, que la société a tout fait, absolument tout, pour qu’il ait la meilleure position économique possible. Il ne peut donc, ne doit donc pas se plaindre. « Toutes les mesures nécessaires pour améliorer les choses ont été prises ». Cette petite musique doit vous rappeler quelque chose.
Mathématiquement, si on améliorait la condition du mois bien loti, cela signifierait qu’on créerait d’autres derniers, dont le niveau de vie serait alors inférieur. Ou qu’on porterait atteinte aux droits fondamentaux (principe 2). Ou aux libertés fondamentales (principe 1). Chez Rawls, les derniers sont les derniers, et c’est très bien comme ça.
La bien-pensance
Pour les plus favorisés, la théorie Rawlsienne est donc idéale : ils sont au sommet de l’échelle et ils ont en plus la satisfaction profonde de vivre dans la meilleure société possible pour ceux qui sont en bas. Dans une telle société « libérale avancée », une fois les principes de gouvernement posés, il n’y a pour ainsi dire plus de mesure politique à prendre
Les arbitrages sont principalement de nature technique et ils nécessitent un niveau d’expertise important. On assiste à la création d’une élite fonctionnarisée satisfaite d’elle-même qui n’a plus à communiquer au Peuple le pourquoi des arbitrages, cette communication devenant finalement la seule fonction du personnel politique[8]. Les moins favorisés n’ont plus d’échappatoire possible et traversent comme hébétés les bas-fonds livides de la société Rawlsienne. Dieu a disparu, la déconstruction a fait son œuvre et il n’y a plus de grand soir envisageable puisque la société qui en résulterait serait pire que l’existante. Rose, c’est rose, il n’y a plus d’espoir. On vous encule, mais avec le plus profond respect. La démocratie Rawlsienne, c’est le valium du peuple.
Les sociaux-libéraux sont des rawlsistes qui s’ignorent
Il faut faire crédit à Rawls d’avoir répondu par avance à la plupart des critiques envisageables – un des aspects qui rend son œuvre fascinante. La société que je critique au paragraphe précédent emprunte des traits à celle que Rawls nomme « Aristocratie naturelle » – étape vers la démocratie parfaite telle qu’il la conçoit. En toute rigueur, ma critique vise donc avant tout les adeptes sociaux-libéraux, conscients ou inconscients, de Rawls plutôt que la construction Rawlsienne elle-même.
Les formes de démocraties Rawlsiennes
Dans une certaine interprétation, la démocratie Rawlsienne n’a plus besoin d’élus et peut reposer presqu’entièrement sur ses fonctionnaires (selon le modèle de l’Union Européenne). Ou, si le Président est lui-même un technicien et n’assume pas son rôle de « grand communicant », on assiste à une interprétation à la Hollande, qui attend simplement pendant tout son mandat que la « boîte à outils » mise en place pendant les premières années de son mandat produise ses effets positifs. Le côté technique et désincarné jusqu’à l’absurde du modèle transparaît alors et les positions politiques dites extrêmes (c’est à dire remettant en cause le modèle lui-même) progressent.
La démocratie Rawlsienne ne réussit en fait jamais mieux que lorsque le Politique assume son rôle de façon flamboyante et parvient à donner du sens à des mesures techniques qui n’en ont pas forcément (par exemple Kennedy, Trudeau et peut-être bientôt Macron ?). C’est un des paradoxes du modèle pourtant basé sur une méthode procédurale pure, sur une croyance absolue en la puissance des mécanismes du Droit.
Le glissement moderne du sens du mot « respect ».
Rawls met au centre de sa théorie la notion de respect, au nom de son deuxième principe (égalité des chances), dont on rappelle qu’il a une priorité supérieure au principe économique de différence. « Il faut chercher à donner aux plus défavorisés l’assurance de leur propre valeur, afin de limiter les formes de hiérarchie et les degrés d’inégalité que la justice autorise ».
Dans notre société post-moderne, il y a eu une évolution récente du sens du mot « respect » qui est extrêmement intéressante car elle montre que nous pensons dorénavant tous, sans le savoir, en termes Rawlsiens. Alors qu’elle correspondait précisément au second principe Rawlsien, la notion de respect s’est déplacée:
Vers le premier principe…
Les précieux ridicules ont pris possession du jargon Rawlsien et dans notre société, le mot « respect » est mis à toutes les sauces et perd tout sens. Dans les quartiers, il vaut mieux ne pas se faire rappeler qu’on a manqué de respect à quelqu’un, car cela signifie qu’on a enfreint la loi mafieuse, qui est, en fait, l’exact contraire de la liberté telle que Rawls la définit dans son premier principe : « manquer de respect », c’est rappeler à l’autre que son attitude est en contradiction avec le principe de liberté.
Ou vers le troisième principe…
Le joueur de foot professionnel déclare lui qu’on lui a manqué de respect si l’offre salariale faite par son club (offre pourtant indécente) est inférieure à ses espérances. Manquer de respect à Franck Ribéry, c’est simplement lui rappeler que ses attentes sont en contradiction avec le principe économique de différence (minimax, troisième principe).
D’une façon générale, le terme « respect » est donc employé dans notre monde à chaque fois qu’il faut masquer la contradiction entre les principes Rawlsiens et la dure réalité. Plus la société, qui se veut Rawlsienne « craque », plus le terme respect est employé dans ses sens dévoyés.
Hollande expulse Leonarda mais perd son temps à faire savoir qu’il la respecte. Les salariés de Florange doivent être licenciés mais surtout écoutés et respectés, etc. On reproche à Emmanuel Macron – sans doute une erreur de jeunesse – de traiter des ouvrières d’illettrées au nom du respect qui leur est dû (cela évite d’essayer de comprendre comment cette situation peut se produire dans une société où l’école est obligatoire).
L’intolérance rawlsienne
Un libéral pur, se promenant dans notre monde moderne tel le Candide de Voltaire, aurait évidemment un mal fou à se persuader qu’il s’agit du meilleur des mondes possibles.
Mais le libéral-social Rawlsien, à condition qu’il ne gratte pas trop fort, dispose d’outils théoriques convenables pour s’en convaincre. Son standard de comportement, l’altruisme dont il fait preuve sont nettement en dessous de l’idéal chrétien : il ne s’agit plus de traiter son prochain comme soi-même, mais comme soi-même aurait pu l’être s’il avait, par malchance, hérité de la position la moins favorisée.
Au sens de l’évolution des idées, la position dite « progressiste » est donc une position chrétienne imparfaite, archaïque (ou si l’on est croyant, pervertie). Pour le reste, à partir du moment où ils paient leurs impôts, où ils font preuve envers l’autre de tout le respect qui lui est dû, les plus riches peuvent vivre en toute bonne conscience.
Cette position est évidemment très, trop confortable et repose sur des bases bien peu solides, ce qui fait que tout questionnement doit être refoulé. Si vous remettez en cause ce sophisme, vous serez traité, au choix, de populiste, de fasciste, d’idiot, d’être irrationnel ou instable (c’est selon). Car, « toutes les études le prouvent », vous êtes dans le camp du mal. Et alors,
« Pas besoin d’être Jérémie
Pour d’viner l’sort qui vous est promis. »
Les sociaux-libéraux sont des conservateurs.
Les sociaux-libéraux se vivent comme « progressistes » et une grande confusion politique résulte du fait qu’ils ont obtenu le monopole de ce terme. Cependant, Marx les aurait simplement qualifiés de bourgeois honteux. Le social-libéralisme actuel, n’étant qu’une façon de rationaliser les injustices de la société, de les justifier en disant que rien de plus ne peut, ne doit être fait pour combattre l’injustice, n’est avant tout qu’un conservatisme.
Tous ceux qui dénoncent cet état de fait seront traités de populistes (ce n’est pas entièrement faux: parfois, ils le sont !). Mais pour les « progressistes », ils le sont nécessairement puisque je vous rappelle qu’il n’y a rien de mieux à faire. Tout a déjà été essayé.
La position vis-à-vis de l’Islamisme
L’extrême-gauche n’est pas dans une logique Rawlsienne mais adopte une tolérance extrême pour tout ce qui touche à l’Islam au nom de son engagement à supporter les plus défavorisés –la raison morale de cet engagement est probablement liée à notre tradition judéo-chrétienne mais il ne faut pas non plus le rappeler trop fort – toute référence à cet héritage est honnie (« on nie »). Au nom, donc, de l’aide envers le plus faible, elle qualifie les excès de l’Islam de « production du social » et elle accepte de renoncer aux lendemains qui chantent, à la prise de conscience de l’aliénation religieuse qui va de pair avec l’Islam intégriste. Pour oublier cette trahison, elle redouble de vigilance sur les crimes passés et présents de l’Eglise, de l’inquisition au refus de l’avortement et sur le comportement forcément condamnable des mâles blancs dominants, qui bien entendu sont à la source de la « production du social » stigmatisant l’Islam.
Cette position « indigéniste » est très différente, sur le fond, de la position multi-culturaliste Rawlsienne décrite plus haut, qui correspond plutôt à une sorte d’indifférence (en général renommée « tolérance ») conduisant à un « laisser-faire » généralisé en la matière[10]. Mais les deux positions sont, dans une très large mesure, compatibles et c’est pourquoi la tolérance vis-à-vis de l’islamisme est une notion partagée de l’extrême-gauche (soutien) au centre-droit (indifférence / incompréhension des enjeux et souvent même, incapacité totale à nommer ces enjeux sur lesquels la théorie Rawlsienne ne dit rien). Les indigénistes / islamistes, situés à l’extrême-gauche du PS, n’ont aucun mal à soutenir Macron qui affiche une simple position de « respect » vis-à-vis de l’Islam et d’indifférence profonde vis-à-vis de ses manifestations visibles. Et Macron accepte sans problème apparent ce soutien.
La position vis-à-vis de la laïcité.
On reproche souvent à la gauche d’avoir abandonné la laïcité. Mais c’est oublier qu’à gauche, l’anticléricalisme précède la laïcité et que, pour une grande partie de la gauche, la notion de laïcité n’a jamais été que le prolongement d’un anticléricalisme viscéral, primaire. Alors que la laïcité, lorsqu’elle est correctement comprise, est une position de tolérance et une protection contre les excès de la religion.
Pour cette gauche là, qui ne sait en quelque sorte pas lire, l’Eglise, prise au sens le plus littéral, le plus restreint qui soit – c’est-à-dire l’Eglise catholique – sera toujours l’unique opium du peuple. (De même, les adeptes actuels de la théorie du genre ont interprété au sens littéral la phrase de Simone de Beauvoir : « on ne naît pas femme, on le devient ». Beaucoup de malentendus politiques seraient évités si les lecteurs étaient à la hauteur).
Cette gauche là n’a eu aucun mal à soutenir l’islamisme au nom du soutien des plus pauvres, car elle n’a jamais été réellement laïque mais simplement anticléricale. Il y a eu, pendant une centaine d’année, identité entre ces deux positions.
Et c’est cette gauche là qui accuse automatiquement d’islamophobie tous les « républicains » (j’appelle ainsi ceux qui ont compris la notion de laïcité et qui entendent limiter la puissance politique de toutes les religions, quelles qu’elles soient, Eglise ou Islam). Elle ne peut, elle ne sait concevoir le débat autrement qu’avec ces œillères.
Et l’éducation dans tout ça ?
Lecteur, tu as sans doute oublié que le but de mon article était de traiter des conséquences de l’œuvre de Rawls sur l’école. Mais heureusement (ou peut-être malheureusement) pour toi, ce n’est pas mon cas.
L’œuvre moderne qui a eu le plus d’impact sur l’école est celle de Bourdieu. Pour Bourdieu, l’école n’est qu’une production sociale, un mythe qui, sous couvert de sélectionner « les meilleurs », permet la reproduction des classes sociales dominantes et destiné à donner à cette reproduction un semblant de rationalité. L’école n’est pas le lieu de la transmission du savoir, mais transmet de simples codes qui sont les codes des classes culturelles dominantes.
Cette théorie est à la fois brillante et absurde. A moins de considérer que la rotation de la terre autour du soleil soit aussi une « production du social »[11], il est prouvé qu’en matière de sciences au moins, c’est un savoir de nature non relative que l’école transmet aux élèves et il est évident, même si toute démonstration rigoureuse est impossible, qu’un savoir est transmis aussi dans les Humanités, même si ce savoir est forcément mélangé à des codes. La théorie de la « reproduction » de Bourdieu, relayée par ses innombrables disciples, est en grande partie responsable de l’effondrement actuel de l’école et de sa profonde crise morale. S’il s’agit simplement de transmettre des codes, quelle est alors l’utilité réelle du professeur ? Et où trouver le mérite de l’élève, si tout bon élève n’est que l’« héritier culturel » des codes de sa classe sociale[12] ?
La position de Rawls est très différente de celle de Bourdieu, mais là encore, compatible avec sa théorie de la reproduction. Rawls ne déconstruit pas la notion de savoir mais uniquement celle de mérite. Pour lui, l’intelligence, comme la richesse héritée, sont des attributs reçus à la naissance, une chance – et non un mérite. Rawls reconnaît aussi que le goût pour l’école, pour le travail intellectuel dépendent profondément du milieu familial et que donc même les efforts des élèves habituellement qualifiés de « méritants » sont, pour une très large part, la résultante de l’environnement et non pas d’un mérite personnel. C’est à ma connaissance le seul penseur libéral à avoir une pleine lucidité sur le sujet. Le mérite, pour Rawls est donc largement attaché aux conditions initiales du sujet, donc à la chance.
[L’infiltration des sociaux-libéraux par les extrémistes.
Le modèle Rawlsien ne partage pas les prémisses ni les causes des indigénistes, des intégristes, des ultra-gauchistes mais on voit qu’il est, le plus souvent, compatible avec leurs conclusions. Ceci soit au nom d’une certaine tolérance (en fait, plutôt une forme d’indifférence), soit parce qu’il induit lui-même déjà une certaine forme de déconstruction. Les mouvements sociaux-démocrates sont donc un point d’entrée idéal pour les extrémismes et me semblent peu protégés contre cette forme d’entrisme. C’est un grand danger pour l’avenir.]
Le principe de différence en matière éducative
On a vu depuis 30 ans apparaître dans l’école française une sorte de notion « maximin » éducative, qui, bien qu’elle n’ait jamais été théorisée par Rawls correspond bien à l’application du principe de différence appliqué au niveau des élèves. Dans une très large part, les réformes menées depuis 30 ans ont bien pour objectif plus ou moins affiché de maximiser le niveau de l’élève le plus faible. Nombreux sont les enseignants qui reçoivent cette « consigne » en inspection. François Dubet préconise[13] que les connaissances à acquérir au collège soient définies «en fonction de ce que doit savoir le plus faible des élèves » et cette philosophie ressort aussi de diverses publications de Terra Nova, lobby de réflexion libéral de gauche qui a inspiré les dernières réformes de l’Education Nationale – et en particulier la Réforme du collège.
Evidemment, ceux qui prônent cette stratégie sont encore les héritiers, à leur corps défendant, d’une tradition chrétienne non assumée et pervertie : la défense des plus faibles. Mais surtout, ce « principe » éducatif ne repose, à la différence du principe économique, sur aucune base théorique solide et son application est extrêmement nuisible.
L’éducation est un point très important dans l’œuvre de Rawls car elle doit en particulier garantir au citoyen l’égalité des chances et l’accès juste aux positions (principe n°2 voir plus haut). Cependant, Rawls ne fait, à aucun moment appel à un quelconque principe « maximin » en matière scolaire.
En effet, un tel principe est, sur le plan théorique, une absurdité. La pertinence du principe de différence en matière économique est liée au fait que, la production n’étant pas infinie, il faut la répartir de façon équitable et « partager le gâteau ». Ce que les pauvres obtiennent, les plus riches ne l’auront pas. En matière de niveau, ou de savoir, rien[14] ne s’oppose à ce que le moins favorisé reçoive le même savoir, développe les mêmes compétences, que le plus favorisé. La nature du savoir est logicielle. Comme vos fichiers musicaux, il peut être dupliqué à l’infini (avec la différence notable que copier un fichier prend quelques secondes, alors que le processus de transmission du savoir s’étale sur une vingtaine d’années). C’est ce principe qui fonde l’école dite républicaine – et il est mieux fondé en raison que sa perversion « Rawlsienne ».
Les droits fondamentaux des élèves les plus doués (quelle qu’en soit la raison) sont violés par l’application du principe « maximin » à l’école. On empêche aujourd’hui beaucoup d’enfants de progresser librement et de développer leurs capacités intellectuelles en les bridant. Or, pour Rawls, ces droits tiennent des principes numéro 1 et 2, qui sont absolument prioritaires sur le principe « maximin ». L’application de la théorie du développement du niveau plus faible est donc en complète contradiction avec la construction Rawlsienne.
Non seulement on nuit aux droits fondamentaux des élèves les plus doués, mais cette nuisance ne profite probablement en rien aux élèves les moins doués. L’argument du niveau du plus faible permet simplement aujourd’hui à l’Education Nationale de justifier la baisse dramatique du niveau scolaire, dans l’absolu et comparativement aux autres pays, que subit le pays depuis 30 ans. L’école de « la réussite pour tous les élèves » devient progressivement l’école de l’ignorance pour tous.
Le principe de différence appliqué à l’Education
En matière scolaire, l’objectif philosophique de l’Education Nationale devrait être de faire monter le niveau moyen des élèves et de permettre, dans la mesure du possible, à chaque élève d’atteindre 1) le niveau scolaire minimal permettant sa participation éclairée en tant que citoyen à notre société (en vertu du principe n°2 de Rawls qu’on pourrait ici renommer « principe d’émancipation » puis 2) son niveau maximum, son « potentiel scolaire » (principe n°3 de Rawls appliqué à l’éducation).
Seul ce double objectif est compatible avec les conceptions de Rawls et il n’a rien à voir avec l’objectif actuel – l’augmentation du niveau du plus faible. Si ces objectifs étaient inscrits dans la loi, on pourrait s’en servir pour, réellement, commencer à refonder l’école.
[1] http://www.liberation.fr/france/2012/06/03/olivier-ferrand-poil-a-gratter_823292
[2] http://theconversation.com/quest-ce-que-le-liberalisme-egalitaire-comprendre-la-philosophie-de-macron-76808
[3] Je juge pour ma part que Rawls échoue dans sa démonstration. Celle-ci prend plusieurs centaines de pages et n’est pas l’objet de cet article. Je vous renvoie à son livre directement pour les détails de cette « démonstration », géniale sous de nombreux aspects. Toutes les explications que j’ai pu en lire sont en effet plus complexes ou moins convaincantes que l’exposé original.
[4][4] En fait, Rawls énonce deux principes, contenant trois clauses. Pour simplifier mon exposé, je les présente sous la forme de trois principes. Cette présentation ne nuit en rien aux réflexions que contient ce billet.
[5] On parle, en mathématiques, d’une optimisation « maximin ».
[6] Rawls passe des centaines de pages à construire puis à « démontrer » ces principes. Rappelons qu’il a pour objectif une démarche non intuitionniste.
[7] Discours de la servitude volontaire / La descendance de l’homme et la sélection sexuelle
[8] Ce fonctionnement a été théorisé par John Kennedy, dont le modèle de gouvernement a profndément inspiré Rawls. Toujours Kennedy « If a free society cannot help the many who are poor, it cannot save the few who are rich.” ou encore ““If by a « Liberal » they mean someone who looks ahead and not behind, someone who welcomes new ideas without rigid reactions, someone who cares about the welfare of the people-their health, their housing, their schools, their jobs, their civil rights and their civil liberties-someone who believes we can break through the stalemate and suspicions that grip us in our policies abroad, if that is what they mean by a « Liberal », then I’m proud to say I’m a « Liberal.” De nombreuses déclarations de Macron durant la campagne 2017 sont des adaptations plus ou moins libres de ces dernières citations.
[9] Il faut faire crédit à Rawls d’avoir répondu par avance à la plupart des critiques envisageables – un des aspects qui rend son œuvre fascinante et immense. La société que je critique ici emprunte des traits à celle que Rawls nomme « Aristocratie naturelle » – étape vers la démocratie parfaite telle qu’il la conçoit. En toute rigueur, ma critique vise donc avant tout les adeptes, conscients ou inconscients, de Rawls plutôt que la construction Rawlsienne elle-même.
[10] Kennedy : « If we cannot end now our differences, at least we can help make the world safe for diversity.”
[11] Voir par exemple https://www.speechi.net/fr/2013/12/03/pourquoi-le-niveau-baisse-cest-la-faute-a-bourdieu/
[12] Selon Najat Vallaud-Belkacem et Jean-Marie Le Guen, interviewés sur la réforme du collège, , Les élèves qui choisissent l’option latin-grec sont les « sachants »dont les parents auraient les « codes » nécessaires pour favoriser la réussite scolaire et reproduire leur position sociale. La preuve ? ces élèves constituent bien « les 20% qui réussissent » !
[13] Le 16/06/2001 au Forum des États Généraux de l’Écologie Politique) http://www.humanite.fr/node/314535
[14] Hors peut être la nature (les dons) et la naissance (le milieu social)
[15] Psychanalyse des foules et analyse du moi
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