Non, Mr McAuley, vous n’avez pas compris l’idéal français. 11 décembre 2020
Par Thierry Klein dans : Politique.Lu 2 214 fois | trackback
(En réponse à la tribune sur la laïcité de James McAuley, journaliste au Washington Post, publiée dans le Monde du 5 décembre dernier).
Pour comprendre la différence fondamentale de perspective entre la France et l’Amérique vis-à-vis des religions, il faut se souvenir que les Etats-Unis ont été fondés par des bigots persécutés, qui ont avant tout cherché à ce que cette situation ne se reproduise jamais sur le sol américain.
Aux Etats-Unis, la religion est au centre, sur les billets de banque mêmes, et toutes les religions sont également favorisées. Votre pays est religieux par défaut.
Au contraire, les français ont cherché avant tout à se protéger contre les excès d’une religion dominante et omniprésente, le catholicisme. Cette lutte contre l’emprise politique du catholicisme, achevée par la république en 1905 avec la laïcité, avait été initiée sous la royauté, au moins depuis Philippe le Bel. La position française est une position de méfiance envers les excès des religions et bien qu’une communication politique malheureuse et récente, que vous reprenez James McAuley, l’affadisse en la réduisant à « la liberté de croire et de ne pas croire », l’article réellement révolutionnaire du texte, dont tout l’esprit de la laïcité découle, est bien l’article 2 qui précise que « la République ne reconnaît aucun culte ».
Ainsi, les religions ont en France le simple statut de superstitions tolérées. Comme la notion de culte n’est pas reconnue, la notion de blasphème ne peut l’être. Blesser un croyant en critiquant son culte n’a pas non plus de sens légal.
En France, la religion est à la périphérie et toutes les religions sont également déconsidérées. Mon pays est agnostique par défaut, voire athée. Je chéris ce principe d’un pays débarrassé de l’omniprésence religieuse. Je n’échangerais pour rien au monde cette position avec la position américaine. Avec l’arrogance française qui me caractérise, je pense que notre perspective, découlant directement de l’esprit des Lumières, est philosophiquement supérieure.
En temps normal, les différences concrètes entre ces deux positions sont minimes, presque folkloriques. Chaque français apprend ainsi avec étonnement, grâce à Jules Ferry ou grâce à Hollywood, que les témoins d’un procès sont tenus au Etats-Unis de jurer sur la Bible. Mais le plus important, de part et d’autre de l’Atlantique, reste l’égalité de traitement des religions et la liberté de croyance, qui garantit le bonheur de tous les citoyens des deux côtés de l’Atlantique : ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas.
Le discours français sur l’universalisme, contrairement à ce que vous pensez, Mr Mc Auley, a toujours été dur et même parfois très violent. C’est la loi de 1905 qui de fait met fin à la persécution des religieux catholiques en France. Auparavant, Napoléon avait intégré les juifs en tant que citoyens français en leur imposant de façon très ferme la primauté des lois françaises. En particulier, les juifs devaient admettre le principe du mariage mixte, de la monogamie, et regarder leur France comme leur patrie. Trois points qui, l’actualité récente l’a montré, posent encore problème aujourd’hui à beaucoup de musulmans.
Des débats parlementaires en 1905, il se dégage que les députés, enfants de Marx, avaient compris remarquablement tôt que l’emprise politique de la religion repose entre autres sur l’omniprésence, en quelque sorte publicitaire, du signe religieux. Ils ont cherché par tous les moyens à limiter ces signes. Toute religion visible dans l’espace public est susceptible de peser socialement sur les individus, de nuire à leur liberté de conscience ainsi qu’à la séparation du religieux et du politique. L’article 28, visant évidemment la religion catholique, est une mesure de prophylaxie radicale à cet égard. Il interdit « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit […] ». Ainsi, les français n’ont pas été aussi loin que les talibans, ils n’ont pas détruit leurs monuments religieux, mais ils se sont arrêtés juste avant le fanatisme en empêchant l’édification de nouveaux signes religieux. L’article 28 permet de bien sentir en quoi la position française de bornage strict du domaine religieux est radicalement différente de la position américaine, qui est une position de bienveillance envers la religion.
Dans cet esprit, il paraît tout à fait naturel que lorsqu’une nouvelle religion apparaît sur le sol français, les « laïcards », dans l’esprit de la loi de 1905, cherchent à limiter cette visibilité et à contraindre cette religion à se soumettre à l’esprit de la loi. Or l’Islam est une religion devenue aujourd’hui hyper visible dans l’espace public – ne serait-ce que par le port du voile. Pour les laïcards, il ne s’agit donc pas de pointer du doigt l’Islam mais simplement de lui imposer un traitement comparable à celui qu’ont connu les autres grandes religions. Car même si le législateur de 1905 a cherché à être universel dans son principe, il ne pouvait prévoir la force que prendrait l’Islam en 2020 sur le sol français.
Le plus étonnant, en fait, c’est que les laïcards aient pu se diviser sur cette question. Comment des hommes de gauche, et souvent d’extrême gauche, ont-ils pu oublier que la religion était « l’opium du peuple » – au point de laisser un temps à la droite le monopole de la défense de la laïcité ? J’ai longuement réfléchi à cette question et je propose ici une explication, qui éclairera aussi à mon sens le terme « islamo-gauchisme » que James McAuley juge flou et « aux connotations historiques sinistres » (cherchant ainsi, de façon rhétorique à diaboliser l’expression en faisant référence au terme raciste « judéo-bolchevisme », largement utilisé par les nazis).
La loi de 1905 est effectivement une loi de tolérance mais beaucoup à gauche n’y ont vu qu’une façon de lutter contre l’influence de l’Eglise catholique, église honnie en tant que symbole bourgeois, colonial, réactionnaire, etc. On les croyait laïcards universels mais ils n’étaient que des bouffeurs de curés intolérants et la laïcité servait d’alibi à leur intolérance. Ils n’ont eu aucun problème pour laisser tomber les principes laïcs car ils n’en avaient pas. L’Islam a été vue comme la religion des défavorisés, des victimes du colonialisme et comme une force d’opposition à l’église catholique.
Les représentants de l’Islam politique ont utilisé cette sensibilité avec habileté pour entrer dans le sein des partis de gauche – là est l’origine et la signification profonde du terme « islamo-gauchisme » qui ne fait nullement référence aux musulmans dans leur ensemble mais évidemment uniquement à l’Islam politique, à l’Islamisme. Il faut évidemment le distinguer du terme « judéo-bolchevisme », qui faisait référence aux juifs en tant que personnes. Et la confusion entre Islam et Islamisme, c’est donc vous, James McAuley qui la faites en introduisant cette comparaison. Vous qui la faites en utilisant par exemple le terme « islamophobie » dans de nombreux articles, alors que ce terme entretient la confusion entre ceux qui luttent contre l’influence politique de l’Islam, forme d’anti-cléricalisme parfaitement dans la tradition laïque française et ceux qui veulent s’en prendre aux musulmans, discrimination raciste totalement contraire à l’idéal universel de la France. Vous qui la faites encore en qualifiant d’organisations « musulmanes » le CCIF et Baraka City, alors que ce sont des organisations islamistes, jouant elles aussi abondamment sur l’ambigüité du terme « islamophobie » pour essentialiser tous les musulmans.
Contrairement à ce que vous affirmez, la projection des caricatures sur les murs ne viole en rien la neutralité de l’Etat. Les cultes n’étant pas reconnus, les caricatures ne sont pas projetées en référence à une religion, mais en tant que symboles de la liberté d’expression. Projeter ces caricatures ne signifie même pas qu’on soit en accord avec leur contenu – pour ma part, je trouve qu’elles sont médiocres. Cela signifie simplement, selon le mot de Voltaire, que même si nous ne sommes pas d’accord avec le contenu des caricatures, nous nous battrons jusqu’à la mort pour qu’elles puissent exister.
Comme vous l’écrivez, il existe une composante universaliste admirable au sein des trois grandes religions du Livre. Cet idéal universaliste n’est en rien mis en danger par la laïcité. C’est uniquement la composante sectaire, obscurantiste, superstitieuse que nous, les « laïcards », combattons lorsque, devenant visible, publique, omniprésente, elle fait peser, comme l’écrit Tocqueville, français qui avait compris l’Amérique mieux que vous n’avez compris la France, « une immense pression de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun ».
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Commentaires»
Merci Thierry, pour cette réponse en forme d’article.
Je partage à 100% ton analyse et ton point de vue.
Moi aussi je suis fier de cette France Laïque, et dérangé par les signes obtensibles religieux, voile, kippa, croix de plus de 5 cl telle celle arborée , hélas, par notre Johnny national !
Oui, il est insupportable que des religieux considèrent que leur religion prime sur notre loi! l’échange entre Al Sissi et Emmanuel Macron était sidérant, même si il était prévisible, sur ce point.
Continu à nous alimenter avc tes brillantes analyses.
Cher Monsieur,
Merci pour cet article.
Je conteste votre vision de l’emprise de l’Eglise catholique sur le politique depuis Philippe le Bel. Tout le monde sait comment ce roi a traité le pape Boniface VIII par l’intermédiaire de Guillaume de Nogaret. Depuis Constantin jusqu’à Napoléon 1er qui avoua à Pie VII »Je ne crois pas en Dieu mais je crois en la religion », c’est l’Etat, le politique qui a imposé son emprise sur l’Eglise selon la formule bien connue »Cujus regio, ejus religio » pour la stabilité de l’empire puis de la royauté. Et si, en 1905, la République se sépare de l’Eglise, c’est tout simplement qu’elle n’en a plus besoin devant la sécularisation de la société. Tout le reste dans cette relation n’est que péripéties montées en épingle pour justifier les choix. Qui peut même, décemment aujourd’hui, affirmer que la Saint-Barthélémy n’est autre qu’une guerre (civile) de clans face à un roi affaibli et que le camp adverse dit protestant s’est reposé sur la même citation romaine pour tenter de l’emporter.
Tout est bien, aujourd’hui. Libérée de l’intrusion de l’Etat le catholicisme peut revenir à la pensée de son fondateur »Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.
Comme vous j’arrive à la même conclusion : vive la laïcité car la foi n’a besoin, ni de Constantin, ni de Philippe le Bel, ni de Napoléon 1er pour vivre. Il semble que l’inverse n’ait pas été vrai tant notre société occidentale au XXIè siècle est encore emprunte du message évangélique…