Les fabricants de tableaux blancs interactifs sont morts (et c’est mérité !) 17 novembre 2015
Par Thierry Klein dans : Speechi.Lu 3 fois | ajouter un commentaire
Un échec industriel
Les principales marques de tableaux interactifs qui existaient quand j’ai lancé Speechi en 2004 ont soit disparu, soit été rachetées à cause de la faiblesse de leurs résultats (Interwrite, Promethean), ou recherchent un acquéreur pour des raisons similaires (Smart).
Même eBeam, marque pour laquelle j’ai évidemment la plus grande tendresse et aussi une grande admiration, n’a pas réussi au niveau mondial comme cela a pu être le cas en France, où notre part de marché est de l’ordre de 30 % (pas mal quand même pour un petit TBI qui s’est fait traiter de gadget la première fois que nous l’avons montré au “spécialiste” en charge du domaine à l’Education Nationale).[Je me souviens encore des remarques que nous avons dû subir en 2004:
– “C’est trop léger, dans une classe, il faut du lourd”. Alors que c’est exactement le contraire.
– “Ca ne marchera pas sur le long terme, ça sera volé” (Résultat des courses: moins de 2 vols par an).
– “Ca tombera en panne” (Ca tombe tellement peu en panne que nous avons fini par le garantir 7 ans…).
– “Ca ne peut concerner que quelques profs nomades” (Résultat: avec plus de 60 000 unités vendues en France, ce TBI est sans doute le plus utilisé).]
Quelles sont les raisons de cet échec ?
Manque de vision technologique
Les tableaux interactifs n’ont jamais révolutionné l’enseignement, comme les slogans publicitaires ronflants tentaient de le faire croire. Ils sont restés de simples moniteurs branchés sur des PC. Le virage des tablettes n’a jamais été pris par les constructeurs de TBI. J’écrivais en 2012:
“Il est impossible pour un enseignant d’arriver en cours avec son IPAD, de le connecter (sans fil) à son tableau interactif et à son vidéoprojecteur et de faire cours comme il peut le faire avec son PC. Une telle application paraît pourtant “évidente”.”
et ceci reste, de façon surprenante, toujours vrai aujourd’hui. L’industrie a été tout bonnement fainéante.
Un modèle économique court-terme
Les principaux leaders du tableau interactif étaient financés par du capital risque ou par la bourse, parfois par les deux (Smart, Promethean). Ce modèle aide certes le développement des entreprises mais il est aussi très “court terme”, avec une trop grande pression sur les résultats immédiats de l’entreprise et peu stable quand le marché se retourne (ce qui a été le cas en 2011 / 2012).
Au moment où l’entreprise a changé de main, Promethean valait environ 100 millions de dollars, soit 7 à 10 fois moins qu’à son apogée, quelques années plus tôt. Smart vaut sans doute aujourd’hui environ 60 millions de dollars, soit environ 15 fois moins qu’en 2010. Quand une entreprise perd autant de valeur, il est très dur de conserver son savoir-faire (les meilleurs éléments sont partis). Il est parfois très dur de la faire tout simplement survivre.
L’industrie du TBI est peut-être une industrie morte d’avoir eu trop d’argent, trop tôt.
Une vision de l’éducation et de l’Homme indigne des enjeux
L’objectif initial était (et reste !) d’utiliser les technologies numériques pour améliorer le niveau des élèves, mais les études montrent aujourd’hui, de façon constante, que les tableaux interactifs n’améliorent pas le niveau des élèves. Les tablettes numériques, utilisées par les élèves comme des outils de jeu, ne font probablement que baisser leur niveau – ce qui n’empêche pas les gouvernements d’investir, un peu partout, dans de coûteux programmes d’équipement des élèves.
Tout ceci n’empêche nullement l’industrie du numérique de continuer à s’auto-congratuler, de se présenter comme indispensable et de multiplier les promesses éducatives – promesses non tenues depuis dix ans.
Le fait d’échouer n’est en soi pas honteux. La recherche sur le cancer existe depuis 100 ans et le cancer n’est toujours pas vaincu. Ce qui est plus grave (et même parfois honteux), c’est que l’industrie numérique ne s’est pas donné, d’une façon générale, les moyens de ses ambitions.
- Elle a utilisé des moyens de lobbying agressifs, allant peut-être jusqu’à la corruption (le cas des tableaux blancs interactifs au Canada). Les techniques employées (débauchage de membres de cabinets ou de fonctionnaires influents) n’ont pas été limitées au seul Canada.
- Elle a systématique caché la faible valeur ajoutée des TBI et pire, a financé des études favorables (comme a pu le faire l’industrie du tabac). Voir “Le bilan noir du tableau interactif”.
- Elle ne s’est jamais dotée de techniques ou d’indicateurs fiables permettant d’évaluer sa performance (ce qui, au fond, constitue l’aveu criant qu’elle n’y croit pas ou qu’elle s’en fout royalement !).
Divertissement contre savoir. Comme les tableaux interactifs ne pouvaient pas être présentés sous un angle pédagogique, on a plaidé “la fin de l’ennui”, “la modernité dans les écoles” – arguments qui ne veulent rien dire mais qui sont visiblement bien acceptés politiquement si on en juge par ceux fournis pas le gouvernement pour justifier la réforme du collège. L’industrie s’est noyée dans le ludique au détriment du savoir (et ça continue avec l’introduction des tablettes). Il me semble particulièrement significatif que Promethean ait été racheté par une société (chinoise) qui est un acteur important… du jeu en ligne !
Peu d’avantage technologique
Les principes techniques sur lesquels reposaient la technologie des TBI fixes étaient simples et les points clés complexes à protéger. Depuis 2005-2010, les usines chinoises produisent des TBI qui ont été d’abord de pâles copies, puis se sont améliorées. La plupart des TBI que vous achetez aujourd’hui, même quand il s’agit de marques européennes ou nord-américaines, sont produits en Chine. Et on assiste donc au paradoxe suivant, pour moi désolant, et que je vais vous laisser méditer avant d’aller prendre un repos bien mérité:
Alors que leur plus-value pédagogique est le plus souvent nulle ou non observable, les sommes dépensées par les états occidentaux au nom de l’école numérique (plans tablettes, écrans interactifs, vidéoprojecteurs interactifs) ont contribué au développement de l’industrie et de la R&D chinoise.
Que faudrait-il faire ?
En fait, il faudrait faire exactement le contraire.
- Penser le TBI non pas comme un périphérique du PC, mais comme un module autonome, doté de son propre module d’exploitation (1).
- Cesser de s’auto-congratuler et être critique vis à vis de nos propres réalisations (on me reproche souvent, on va me reprocher demain) d’être trop négatif (c’est peut-être le cas mais je préfère la critique à l’auto-satisfaction systématique).
- Cesser le mélange des genres (intérêts privés / intérêts publics). Ce n’est pas le chemin qui est pris si j’en crois les dernières annonces concernant les “partenariats” Microsoft / Education Nationale ou même si j’analyse l’origine des intervenants lors des conférences organisées la semaine prochaine à Educatice ( mélange des genres garantis).
- Se doter d’indicateurs fiables (pas un euro ne devrait être investi dans le numérique sans évaluation associée et préalablement définie).
Là encore, on n’en prend pas, c’est le moins qu’on puisse dire, le chemin. Et pourtant, malgré tous ces problèmes, ces excès, ces erreurs, il n’y a pour moi aucun doute: le numérique va changer profondément l’éducation dans les années à venir et je pense que ce sera vraiment pour le meilleur.
Je suis comme le vieux chanteur d’Aznavour (veste bleue en moins): j’y crois encore !
(1) Rafi Holtzmann, président de Luidia, dont j’ai souvent parlé dans ce blog, me semble avoir été le plus “proche” de cette vision, sans cependant la finaliser.
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Le billet que j’aurais préféré ne jamais écrire 15 novembre 2015
Par Thierry Klein dans : Speechi.Lu 1 fois | ajouter un commentaire
Paris 13 novembre 2015Lutter contre le terrorisme, c’est, à court terme, une affaire de police (chez nous) ou militaire (en Syrie), de façon à ce que les entreprises terroristes ne puissent aboutir, faute de moyens ou d’armes.
Mais à long terme, pour vaincre ce fanatisme suicidaire, je ne vois que l’école. Car, au-delà de leur religion, je fais le pari que tous les kamikazes d’hier, comme ceux de Charlie partageaient la même ignorance crasse, sans laquelle leur endoctrinement serait impossible.
Ils ne sont pas courageux, c’est important de le répéter, car il n’y a pas de courage sans connaissance assumée du danger. Ils sont au sens propre inconscients, car ignorants.
Quelques heures de Molière, de Rousseau, de Montesquieu (je ne parle même pas de celui de L’esprit des lois, juste de celui des Lettres persanes) ou de Voltaire, quelques cours de sciences ou de maths en plus leur auraient probablement évité de se transformer en monstres.
Une école qui re-fonctionne partout, y compris dans les banlieues, qui enseigne “simplement”, réellement et fièrement les matières fondamentales, qui refuse le compromis (c’est à dire toute pression religieuse sur le contenu de l’enseignement). Une école qui aurait pour objectif principal de développer le savoir (ce qu’elle sait faire) et non pas de lutter contre des inégalités supposées de classe ou de sexe (à chaque fois qu’elle a essayé de le faire, elle les a augmentées) ou d’implémenter des projets de société langue-de-bois comme le “vivre-ensemble” (qui semble devenir petit à petit “mourir ensemble”).
Une école qui apporte aux enfants à tout prix l’usage de la Raison, de la critique, de l’analyse, de l’humour: les meilleurs remparts contre les attentats-suicides.
Voici l’école qu’il nous faut, à tout prix, réinventer. Je ne sais pas si c’est encore possible.
Je prie, ce soir, pour une école laïque, publique et obligatoire.
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René Girard, Kundera, Galilée et le Progrès : l’avenir imprévu d’une illusion 6 novembre 2015
Par Thierry Klein dans : René Girard.Lu 2 993 fois | ajouter un commentaire
Il avait été finalement, bien tardivement, élu à l’Académie française. Mais il n’a jamais pu enseigner en France. Dès le départ, il faut donc signaler ceci: l’Université française a fait subir à René Girard ce que l’inquisition catholique n’a jamais imposé à Galilée – une censure quasi totale.
Un des grands découvreurs de l’Humanité, au même titre que Newton ou que Freud, a finalement enseigné à Stanford où j’ai eu la chance, au début des années 90, de suivre quelques uns de ses cours. Son oeuvre écrite est extrêmement claire et articulée autour de quelques découvertes fondamentales, telles que le désir mimétique ou les mécanismes victimaires à l’oeuvre dans la violence. C’est un des seuls grands penseurs modernes qu’on peut lire presque sans aucune référence et sans explication externe. Vous ne pouvez pas faire ça, par exemple, avec Freud qui invoque à tout moment « l’expérience thérapeutique », ni avec Bourdieu, Derrida ou Lacan qui, sans formation préalable appropriée (et parfois même avec !), sont presqu’incompréhensibles.
« La Violence et le sacré » et « Des choses cachées depuis la fondation du monde » exposent l’essentiel de ses théories tout en effectuant une lecture critique et comparative de la psychanalyse, de l’anthropologie et des religions. Les autres œuvres philosophiques seront ensuite des variations sur les mêmes thèmes ou des illustrations de ces thèmes. Pour ceux qui s’intéressent à la littérature, René Girard est l’auteur d’un des meilleurs livres jamais écrits sur le roman « Mensonge romantique et Vérité Romanesque » et du meilleur livre que j’ai pu lire sur Shakespeare « Les feux de l’Envie ». « Mensonge romantique », où il découvre à travers la littérature le désir mimétique et le lyrisme romantique (que Kundera appellera plus tard « le Kitsch »), est une analyse structurale comparative de quelques grands romans (de Don Quichotte à Flaubert) que vous ne lirez plus jamais de la même façon après Girard. « Les feux de l’Envie » est une recherche systématique brillantissime des “indices” de la théorie mimétique dans l’oeuvre de Shakespeare et de Joyce.
Le renversement de la preuve religieuse
René Girard, c’est surtout celui qui “renverse la charge de la preuve” en matière de religion dans notre monde moderne. Dans “L’avenir d’une illusion“, Freud montre le lien entre toutes les religions : elles sont des illusions. Le sorcier qui danse pour faire pleuvoir est dans l’illusion (même s’il pleut après sa danse, le lien entre la danse et la pluie qui s’ensuit ne peut être scientifiquement établi). Une “illusion” n’est pas une “erreur”. Vous ne pouvez pas, vous non plus, montrer que le sorcier n’a pas fait pleuvoir. Mais une fois que Freud vous a parlé du sorcier dans la religion primitive, et rapproche son comportement de celui du croyant ou du prêtre dans les religions bibliques, vous constatez que tous sont indubitablement dans l’illusion et évidemment la crédibilité du croyant moderne en prend un sacré coup. Freud montre aussi que les religions sont bâties sur des histoires de meurtre qui fonctionnent exactement comme dans les mythes. Pas de raison, donc, d’y croire ni plus ni moins qu’on croit aux mythes.
L’entreprise de Freud est une des formes les plus réussies, au final, de dénigrement de toutes les religions, non pas en montrant l’inexistence de Dieu – cette inexistence est du domaine de l’indémontrable – mais en rapprochant de façon extrêmement éclairante les mécanismes communs à toutes les religions, ce qui rabaisse finalement les religions du Livre au rang de pure sorcellerie (avec forte tendance névrotique en sus).
Durant toute la durée du XXème siècle, la révélation freudienne a constitué la théorie la plus convaincante en matière d’interprétation du mécanisme religieux. Les esprits les plus éclairés, les plus indépendants ont été naturellement non religieux, un peu comme au XVIIème, les mêmes esprits étaient coperniciens. Ces mêmes esprits éclairés ont été aussi progressistes (Kundera rappelle que les communistes tchèques rassemblaient au départ la meilleure partie de la population du pays, la plus dynamique, la plus éclairée, la plus avancée). Opposition à l’Eglise, volonté de progrès, avance intellectuelle face à des esprits conservateurs la plupart du temps peu éclairés – tout ceci a été – et est encore – lié non seulement depuis Freud, mais depuis Galilée. Qu’on soit croyant ou pas, l’analyse de Freud s’impose à tout être pensant.
Mais René Girard, qui est un penseur “chrétien”, découvre alors la différence structurale fondamentale entre les religions tirées de la Bible et toutes les autres religions, ainsi que tous les mythes. Cette différence, c’est que les mythes (ou les “fausses” religions) se réduisent à des traces de meurtres ou de massacres racontés par les meurtriers (les “forts”), alors que la Bible effectue une révolution copernicienne en prenant dès l’origine (le meurtre d’Abel) le point de vue des faibles et en les défendant. La Bible et tous les mythes parlent bien de la même chose – comme Freud l’a montré – mais pas de la même façon. Et c’est ce point de vue qui rend les religions du Livre unique et les différencie du mythe. Qu’on soit croyant ou pas, l’analyse de Girard est incontestable et aujourd’hui, si vous êtes un intellectuel, vous êtes forcé de reconnaître qu’il y a une spécificité biblique (cette spécificité est particulièrement inconfortable à vivre si vous n’êtes pas croyant).
Bien sûr, vous trouverez toujours des intellectuels qui n’adhèrent pas à cette analyse, mais vous pouvez les ranger dans la même catégorie que ceux qui rejetaient Freud a priori sans l’avoir bien lu: ce sont, comme le “Simplicio” de Galilée, de purs conservateurs qui disent aimer la connaissance mais ne recherchent au fond que la confirmation de de leurs idées préétablies. Beaucoup d’intellectuels français sont dans ce cas (Najat Vallaud-Belkacem ne les traitera jamais de « pseudo-intellectuels », eux). On peut même parler de mouvance majoritaire – et c’est une des raisons pour laquelle la reconnaissance de René Girard a été si tardive et s’est d’abord effectuée à l’étranger.
D’une certaine façon, René Girard a lui-même amplifié le phénomène de rejet en revendiquant le caractère chrétien, voire hagiographique de son oeuvre, avec une certaine délectation de polémiste. Il y a d’ailleurs une évolution entre les premiers ouvrages, qui sont présentés comme des analyses objectives conduisant à une spécificité biblique mais où le côté apostolique de l’auteur est masqué et les ouvrages plus récents où l’aspect hagiographique est plus clairement revendiqué. En outre, l’analyse de Girard conduit à privilégier nettement la religion chrétienne parmi les religions bibliques car René Girard effectue une analyse très poussée et totalement originale de la Passion du Christ présenté comme un exemple particulièrement pur et “révélateur” de la position du Faible. Là encore, la force de l’analyse est indéniable et induit “mécaniquement ” le lecteur à une hiérarchisation des religions où la religion chrétienne serait une sorte d’aboutissement ultime de la religion juive. C’est une thèse classique de l’Eglise qui a conduit des milliers de juifs au bûcher où à la conversion forcée au moyen-âge. L’oeuvre de René Girard est donc naturellement revendiquée par les clans catholiques les plus conservateurs et bornés.
Si Galilée avait eu tort
Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, on peut tenter d’imaginer ce qu’il serait devenu si Galilée avait eu tort. Il faut se souvenir que Galilée n’apportait nullement, à l’époque, la preuve de ses affirmations et que ses thèses étaient beaucoup plus contestées que ne l’est aujourd’hui, par exemple, la thèse du réchauffement climatique. Sur certains aspects, Galilée se « plantait » même royalement et ses « Dialogues sur les deux systèmes du monde » fourmillent de graves erreurs, sans parler de leur partialité qui lui a valu sa condamnation. Si Galilée, donc, avait eu scientifiquement tort, sa condamnation serait apparue comme justifiée et la science, ainsi que probablement les sciences humaines, se seraient durablement rangées du côté des religions. Les progressistes (je nomme ainsi tous ceux qui ont foi dans le Progrès, et je les oppose à ceux qui ont simplement espoir dans le Progrès ou qui sont réservés face au Progrès) seraient du côté des religions. Et tout ceci serait, somme toute, dans l’ordre naturel des choses, puisque le progressisme est une foi, c’est-à-dire de façon ultime une position religieuse.
Par opposition, aujourd’hui, les progressistes (ceux qui croient au sens de l’histoire) se situent avant tout à gauche et leur conviction est basée de façon ultime sur l’opposition à la religion, vécue comme un conservatisme (la religion est une illusion nocive, autrement dit, un opium). A droite, les libéraux croient aussi que le progrès est obtenu par le libre jeu du marché mais l’acteur ultime de cette pièce est « l’homo economicus », une sorte d’extra-terrestre improbable dont tous les choix sont de nature économique, autrement dit, un être sans Dieu.
Les notions de Progrès et de croyance sont devenues beaucoup plus fructueuses pour comprendre l’échiquier politique que les notions de droite et de gauche.
Les progressistes, qui se voient comme des opposants éclairés à toute religion, refoulent encore le côté religieux qui vit caché au plus profond d’eux, et une grande confusion en résulte. L’extrême-gauche, la gauche et la droite dite libérale, qui constituent l’essentiel de qu’on appelle « le front républicain » sont avant tout un « front progressiste ». Dans la famille des « conservateurs » (j’appelle ainsi ceux qui ne croient pas au progrès et je rappelle que cette non-croyance a priori, comme la croyance, reste une position religieuse), je nomme la plupart des Verts, une bonne partie de la Droite bonapartiste et le Front National. J’appelle « rationnels » tous ceux qui n’ont qu’une confiance limitée dans le progrès ou qui veulent simplement « jouer pour voir ». Les « rationnels » représentent la majorité des français : problème, ils sont minoritaires à l’intérieur de chaque parti.
Kundera, dans le livre du rire et de l’oubli
:
« Moi aussi, j’ai dansé dans la ronde. C’était en 1948, les communistes venaient de triompher… nous avions toujours quelque chose à célébrer, les injustices étaient réparées, les usines nationalisées, es milliers de gens allaient en prison, les soins médicaux étaient gratuits… Nous avions sur le visage quelque chose du bonheur… Puis un jour, j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas dire, j’ai été exclu du parti et moi aussi, je suis sorti de la ronde. »
Si vous n’êtes pas « progressiste », l’inquisition vous rattrapera a coup sûr et vous serez traité de « conservateur » – l’injure suprême. Aujourd’hui, tous les rationnels sont perçus comme conservateurs et beaucoup croient même qu’ils le sont, exactement comme (exemple emprunté à Girard), certaines sorcières du moyen-âge étaient convaincues de l’être et donc approuvaient leur propre condamnation. Mais si la croyance de la sorcière en sa culpabilité tient de la pensée magique, elle ne rend pas la sorcière elle-même magique, ni coupable. De même (autre exemple emprunté à Girard), le fait qu’Oedipe croie en sa culpabilité ne le rend pas coupable. Oedipe est, au sens propre, « convaincu de sa culpabilité » mais l’idée qu’il soit, par exemple, responsable de l’épidémie de peste tient du magique. Girard voit ceci. Freud non.
La crise politique actuelle: l’incompréhension du fait que que le progressisme est une religion.
Billets associés :- René Girard : l’avenir imprévu d’une illusion
- Ci-gît le progressisme [1633-2020]
- Sur Onfray, sans l’avoir lu
- De Rawls à Macron, en passant par l’école. De quoi le social-libéralisme est-il le nom ?
- Raoult n’est pas Galilée, mais le Conseil Scientifique est pire que l’Inquisition