Quelques notes sur « les armes de l’esprit » 31 décembre 2021
Par Thierry Klein dans : Non classé.Lu 957 fois | trackback
Ci-dessous le discours prononcé en chaire le 23 juin 40 par le Pasteur Trocmé, au Chambon Sur Lignon. Il a entraîné toute la région derrière lui. Le Chambon sur Lignon, tous les villages environnants, ont caché et sauvé des milliers de juifs. Mes grands-parents étaient réfugiés à une vingtaine de kilomètres de là, à Lamastre.
Je n’avais pas relu ce discours depuis longtemps. Ce qui est remarquable, c’est la ressemblance, dans la structure, en deux temps, avec l’appel du 18 juin de de Gaulle – avec même la référence à l’Angleterre; dans la forme, avec les nombreux discours de Pétain de l’époque sur le thème de la culpabilité, du repentir, etc. A tel point que si on enlève les passages précisant le sens profond, pour Trocmé, du terme « humiliation », le texte pourrait presque passer pour Pétainiste.
L’humiliation chrétienne de Trocmé n’est pas le ressentiment Pétainiste
« gardons‑nous de nous humilier, non pour nous‑mêmes, pour nos propres fautes, mais pour les autres, et dans un esprit d’amertume mêlé de rancune. […].»,
mais bien une résistance Gaullienne :
« S’humilier, ce n’est pas plier devant une telle doctrine. […] Des pressions païennes formidables vont s’exercer sur nous-mêmes et sur nos familles, pour tenter de nous entraîner à une soumission passive à l’idéologie totalitaire…Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit »
Cette difficulté à saisir la différence de fond entre de Gaulle et Pétain, on la retrouve encore aujourd’hui, chez Zemmour par exemple. Il y a entre Pétain et de Gaulle beaucoup de ressemblances sociales, de forme, etc. Les mêmes mots sont souvent employés. Mais avec des sens tout à fait différents, ce qui fait que tout les sépare.
Les deux textes, celui de Trocmé le 23, celui de de Gaulle le 18, ont été écrits en toute méconnaissance l’un de l’autre. De Gaulle, en tant que chef politique et militaire, imagine une stratégie vers la victoire – texte miraculeux tant cette stratégie, qui parait impensable en 40, s’est point par point réalisée. Y croyait-il lui-même, compte tenu de la situation militaire, lorsqu’il a écrit le texte ? Sans doute non ou très peu. De Gaulle, le 18 juin 40, n’a pour toutes armes que celles de l’esprit.
« Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne, de l’ennemi. Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui. Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non !
« Nous avons été, nous sommes submergés par la force mécanique terrestre et aérienne de l’ennemi…L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! »
Car la France n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des Etats-Unis. Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances, n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là. »
Là encore, il est facile de penser, c’est ce que fait Zemmour, que de Gaulle et Pétain sont les deux faces d’une même stratégie – l’un qui fait le dos rond devant les allemands, l’autre qui se bat – et d’interpréter ensuite l’histoire comme un simple jeu de rôles. Mais c’est une erreur profonde, non pas historique mais psychologique. Les deux résistants d’Aragon, Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas croient tous deux, « Qu’importe comment s’appelle / Cette clarté sous leurs pas », en l’existence d’une dimension qui dépasse l’homme et pour laquelle on doit se battre, de Gaulle y croyait et Pétain, sous le même vernis chrétien, non.
Tout part du mystique chez de Gaulle. « Souffrances, fautes, espérance, flamme »… Son appel du 18 juin, bien qu’antérieur à celui de Trocmé, n’est qu’une tentative de faire coller la même mystique que Trocmé au réel. Le passage des armes de l’Esprit aux armes tout court.
Il y a aussi chez Trocmé cette référence à « La bête ».
« Nous sommes convaincus que la puissance de cette doctrine est comparable à l’autorité de la Bête, qui est décrite dans le chapitre 18 de l’Apocalypse. ».
Chez St-Jean, la Bête est l’Empire Romain. L’expression « Les armes de l’esprit » est aussi empruntée à St-Jean. Au même moment, Simone Weil écrit « Les origines de l’Hitlérisme », un petit essai où elle compare de façon très convaincante l’esprit de l’Empire Romain et du régime Hitlérien.
« Les quelques moments lumineux de l’Empire romain ne doivent pas retenir l’attention au point d’empêcher de sentir l’analogie entre ce système et celui d’Hitler…. Hitler n’écrase pas plus la Bohême que Rome n’écrasait ses provinces… Les camps de concentration ne sont pas un moyen plus efficace d’éteindre la vertu d’humanité que ne le furent les jeux des gladiateurs et les souffrances infligées aux esclaves, […], la vie spirituelle n’est pas traquée avec plus de soin et de cruauté en Allemagne qu’elle ne le fut dans l’Empire Romain… ».
Cette capacité à reconnaître presqu’instinctivement la nature profonde du régime hitlérien, il faut bien l’appeler, avec Chateaubriand, « génie du christianisme ».
Le nombre de dénonciations au Chambon fut exceptionnellement faible. Aux autorités de Vichy qui lui demandaient de livrer les juifs, Trocmé répondit « Je ne sais pas ce qu’est un juif, je sais ce qu’est un être humain ». Au final, tout le village fut, de façon collective, reconnu comme « Juste parmi les Nations » en 1990 par l’Institut Yad Vashem. Je n’ai rien vécu de tout ça mais il m’est difficile, aujourd’hui encore, d’y penser sans émotion.
« Je termine enfin en écrivant encore une fois les noms du pasteur André Trocmé et celui de Le Chambon Sur Lignon, car on ne saurait mieux dire »
Romain Gary, Les cerfs-volants
dimanche 23 juin 1940
Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit…
Ce qui suit est la retranscription par Pierre Sauvage du texte de ce message historique, dont une copie lui fut remise par Mme Magda Trocmé dans les années 80. (Un court passage reste malheureusement illisible.) Ce texte fut cité publiquement pour la première fois dans le film Les armes de l’esprit (1989). C’est Nelly Trocmé Hewett, fille du pasteur Trocmé, qui lut un extrait.
Il faut noter que l’armistice avec l’Allemagne avait été signé la veille, à 18 h. 30.
Frères et soeurs,
Le président de la Fédération Protestante a prononcé hier [le 22 juin 1940] à la radio une allocution à laquelle nous voulons joindre notre voix. Dans cette allocution, M. [le pasteur Marc] Boegner appelle l’Église Protestante de France à l’humiliation pour les fautes qui ont amené notre peuple à l’état où il se trouve aujourd’hui.
Comme lors des grandes détresses d’Israël, l’heure est à l’humiliation. Humilions‑nous tous pour la part de responsabilité que nous avons dans la catastrophe générale. Humilions‑nous pour les fautes que nous avons commises et pour celles que nous avons laissé commettre, pour notre laisser-aller, pour notre manque de courage qui ont rendu impossible le redressement devant les tempêtes menaçantes, pour notre manque d’amour devant les souffrances des autres, pour notre manque de foi en Dieu et notre idolâtrie de la richesse et de la force, pour tous les sentiments indignes du Christ que nous avons tolérés ou entretenus dans nos coeurs, en un mot pour le péché dont nous avons chacun notre part et qui est la seule cause véritable des malheurs sans nom qui nous frappent.
Humilions-nous devant Dieu, chacun personnellement, comme particuliers, corme chefs ou membres d’une famille, comme citoyens, et comme chrétiens, comme pasteurs, comme conseillers presbytéraux, comme moniteurs, comme unionistes, comme fidèles de l’Église. C’est de Dieu que nous implorons le pardon pour le péché dont nous sommes personnellement coupables et pour le péché de notre peuple, de l’humanité actuelle et de l’Église d’aujourd’hui dont nous sommes solidaires. C’est de Dieu seul que nous attendons le relèvement.
Cependant nous devons nous garder de certaines manières de nous humilier qui seraient une désobéissance à Dieu.
Premièrement, gardons‑nous de confondre humiliation et découragement, et de penser et de répandre autour de nous que tout est perdu. Il n’est pas vrai que tout soit perdu. La vérité évangélique n’est pas perdue, et elle sera proclamée librement du haut de cette chaire, dans les réunions et dans les visites. La Parole de Dieu n’est pas perdue, et c’est là que se trouvent toutes les promesses et toutes les possibilités de relèvement pour nos personnes, pour notre peuple, pour l’Église. La foi n’est pas perdue : l’humiliation véritable n’affaiblit pas la foi, elle mène à une foi plus profonde en Dieu, à une volonté plus ardente de le servir.
En second lieu, gardons‑nous de nous humilier, non pour nous‑mêmes, pour nos propres fautes, mais pour les autres, et dans un esprit d’amertume mêlé de rancune. Ces derniers jours, au cours de nos visites, nous avons entendu de nombreuses plaintes de soldats contre leurs officiers, et d’officiers contre leurs soldats, de patrons contre leurs ouvriers, et d’ouvriers contre leurs patrons, de riches contre les pauvres, et de pauvres contre les riches, de pacifistes contre les patriotes, et de patriotes contre les pacifistes, de croyants contre les incroyants, et d’incroyants contre les croyants. Chacun accuse les autres, chacun cherche à esquiver ses propres responsabilités pour charger ses concitoyens ou les peuples étrangers, oubliant que Dieu seul peut juger et mesurer la culpabilité de chacun. Nous ne croyons pas qu’une telle humiliation soit féconde et puisse préparer la reconstruction de notre pays et de l’Église.
En troisième lieu, en humiliant nos coeurs, n’humilions pas notre foi et nos convictions fondées sur l’Évangile. Ainsi, parce que nous n’avons pas bien usé de la liberté qui nous était donnée, ne renonçons pas à la liberté, sous prétexte d’humilité, pour devenir des esclaves, et plier lâchement devant les idéologies nouvelles. Ne nous faisons pas d’illusions: la doctrine totalitaire de la violence a acquis ces derniers jours un formidable prestige aux yeux du monde, parce qu’elle a, du point de vue humain, merveilleusement réussi.
[Illisible] pour notre société française. S’humilier, ce n’est pas plier devant une telle doctrine. Nous sommes convaincus que la puissance de cette doctrine est comparable à l’autorité de la Bête, qui est décrite dans le chapitre 18 de l’Apocalypse. Cette doctrine n’est rien d’autre que l’antichristianisme. C’est pour nous une question de conscience que de l’affirmer, aujourd’hui comme hier. Il est à peu près certain que des enfants de notre église ont donné leur vie pour combattre cette doctrine. S’humilier de ses péchés, ce n’est pas, maintenant, abdiquer devant elle. C’est en donnant nos vies à Jésus‑Christ, au service de son évangile, de son Église universelle, que nous serons dans la fidélité et la véritable humilité.
A cet appel à l’humiliation chrétienne, nous voulons, frères et soeurs, ajouter quelques exhortations que nous vous adressons au nom de notre Seigneur Jésus‑Christ.
D’abord, abandonnons aujourd’hui toutes nos divisions entre chrétiens, et toutes nos chicanes entre Français. Cessons de nous étiqueter, de nous désigner les uns les autres par ces termes où nous mettons du mépris: droite et gauche, paysans, ouvriers, intellectuels, prolétaires ou possédants, et de nous accuser mutuellement de tous les méfaits. Recommençons à nous faire confiance les uns aux autres, et à nous saluer et à nous accueillir, en nous rappelant à chaque rencontre, comme le faisaient les premiers chrétiens, que nous sommes frères et soeurs en JC.
Ensuite, ayant abandonné ces méfiances et ces haines, ainsi que les passions politiques auxquelles elles sont accrochées, groupons-nous décidément autour de Jésus-Christ, le chef de l’Église universelle, et adoptons, comme source de pensée, d’obéissance et d’action, son évangile, rien que son évangile.
Enfin comprenons que le retour à l’obéissance nous oblige à des ruptures, ruptures avec le monde, ruptures avec des manières de vivre que nous avions acceptées jusqu’ici.
Des pressions païennes formidables vont s’exercer, disions‑nous, sur nous-mêmes et sur nos familles, pour tenter de nous entraîner à une soumission passive à l’idéologie totalitaire. Si l’on ne parvient pas tout de suite à soumettre nos âmes, on voudra soumettre tout au moins nos corps. Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit. Nous faisons appel à tous nos frères en Christ pour qu’aucun n’accepte de collaborer avec cette violence, et en particulier, dans les jours qui viennent, avec la violence qui sera dirigée contre le peuple anglais.
Aimer, pardonner, faire du bien à nos adversaires, c’est le devoir. Mais il faut le faire sans abdication, sans servilité, sans lâcheté. Nous résisterons, lorsque nos adversaires voudront exiger de nous des soumissions contraires aux ordres de l’Évangile. Nous le ferons sans crainte, comme aussi sans orgueil et sans haine.
Mais cette résistance morale n’est pas possible sans une rupture avec les esclavages intérieurs qui depuis longtemps dominent sur nous. Une période de souffrance, de disette peut-être, s’ouvre pour nous. Nous avons tous plus ou moins vécu dans le culte de Mammon, dans le culte du bien-être égoïste des petites familles, du plaisir facile, de la paresse, de la bouteille. A présent, nous allons être privés de beaucoup de choses. Cependant nous serons tentés de tirer notre épingle du jeu et de profiter encore de ce qui nous restera, ou même de dominer sur nos frères. Sachons abandonner, frères et soeurs, notre orgueil et notre égoïsme, notre amour de l’argent et notre confiance dans les possessions terrestres, apprenons à nous reposer, pour aujourd’hui et pour demain, sur notre Père, qui est aux cieux, à attendre de lui le pain quotidien et à le partager avec nos frères, qu’il nous faut aimer autant que nous-mêmes.
Que Dieu nous libère des inquiétudes comme des fausses sécurités, qu’il nous donne sa paix que rien ni personne ne peut enlever à ses enfants, qu’il nous console dans nos deuils comme dans toutes nos épreuves, qu’il daigne faire de chacun de nous des membres humbles et fidèles de l’Église de Jésus Christ, du corps de Christ, dans l’attente de son royaume de justice et d’amour, où sa volonté sera faite sur la terre comme au ciel.
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