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L’esprit perdu de l’article 28 de la loi de 1905 30 septembre 2018

Par Thierry Klein dans : Aliénation,Politique.
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Article 28

« Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. »

L’article 28 de la loi de 1905 vise évidemment la religion catholique. Le rédacteur de la loi a cependant voulu lui donner une portée plus générale, à savoir que toute religion visible dans l’espace public est susceptible de peser socialement sur les individus, de nuire à leur liberté de conscience ainsi qu’à la séparation du religieux et du politique.

Supprimer les crucifix dans la rue tient, pour les adultes, de la même logique que supprimer les crucifix dans la salle de classe des enfants. Vous ne pouvez pas, en toute rigueur, prouver que le crucifix dans la rue vous influence, cependant, à partir d’un certain degré de présence, la présence du crucifix donne un pouvoir politique à l’Eglise, le vecteur de transmission de cette influence sur les esprits étant à la fois conscient et inconscient. Si les croix sont partout, le curé a du pouvoir.

On aurait pu imaginer que le rédacteur de la loi se montre plus tolérant. Après tout, jusqu’à un certain point, la présence limitée de signes religieux ne pèse pas sur les consciences. Mais dans l’article 28, il n’y pas de notion de seuil de tolérance, de degré. L’Eglise catholique était puissante, partout présente, invasive. Le législateur a, de façon très juste, jugé que l’introduction d’un seuil de tolérance pouvait enlever à cette loi tout sens pratique, face aux bigots qui ne manqueraient pas de tirer parti de toutes les exceptions que la loi leur accorderait. Il a voulu protéger le citoyen totalement, pour toujours.

Pour éviter toute contagion hypothétique, il bannit le signe religieux partout, comme le médecin désinfecte totalement la salle d’opération pour éliminer toutes les bactéries.

L’article 28 est, au sens propre, une mesure de prophylaxie radicale.

L’oubli de la loi de 1905

Il semble tout à fait incroyable, quand on considère la multiplication des affaires actuelles concernant le voile et le burkini, signes religieux présents dans l’espace public, que cette loi ne les ait pas interdits « par avance ». Le voile et le burkini présentent tous les attributs du signe religieux oppresseur :

  • Ils sont extrêmement visibles
  • Ils donnent un pouvoir politique à une religion, l’Islam. La multiplication des voiles permettant aux musulmans intégristes de se compter. En ceci, voiles et, surtout, burkinis ont une fonction très comparable aux uniformes des milices fascistes.
  • Ils se propagent effectivement de façon contagieuse, mimétique, selon la dynamique décrite par Ionesco, dans son « Rhinocéros » ou par Camus, dans « La Peste ». La Mairie de Rennes, négligeant cette dynamique, a stupidement justifié cette semaine l’autorisation du burkini dans ses piscines au prétexte qu’il ne concernerait que 5 nageuses…
  • La pression sociale engendrée par ces accoutrements est évidemment intense. Beaucoup de femmes portent le voile contre leur gré, par contrainte familiale ou culturelle. Beaucoup d’autres le portent sans ordre explicite, comme un « accommodement raisonnable » permettant de passer inaperçue dans un environnement de plus en plus islamisé. Beaucoup d’autres encore le portent par superstition religieuse.

Tout ceci constitue la forme de pression la plus grave que la société peut faire peser sur un individu. C’est ce que le législateur de 1905 avait voulu à tous prix casser.

Et tous les hommes politiques partisans du soi-disant « juste milieu », qui se disent en même temps « certes préoccupés par le problème que pose le voile », mais ajoutent qu’il faut simplement « s’assurer qu’aucune femme ne le porte contre son gré », sont des hypocrites qui renient l’esprit de l’article 28. Dans des quartiers où le trafic de drogue est devenu une activité commerciale comme une autre, qui va s’assurer que telle ou telle femme est voilée ou pas de son plein gré ? Qui relèvera les insultes et les pressions envers les femmes non voilées ?

L’article 28 avait tranché dans le vif, de la seule façon possible, en instaurant l’interdiction absolue du signe religieux public.

Si l’esprit de l’article 28 est perdu, l’article 31 ne peut plus être appliqué

Art. 31: Sont punis d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ceux qui, soit par menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, ont agi en vue de le déterminer à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte.

L’article 31, c’est celui qui sanctionne les pressions effectuées sur les individus pour des raisons religieuses. Non seulement les partisans du « juste milieu » renient l’esprit de l’article 28, mais, ce faisant, ils rendent l’article 31 de la loi de 1905 inapplicable. Comme on ne peut pas mettre un policier derrière chaque femme non voilée, il est devenu de fait impossible aujourd’hui d’appliquer l’article 31. Aujourd’hui, dans les quartiers, des femmes sont agressées tous les jours, au moins verbalement, pour non port du voile. De fait, si les articles 28 et 31 ne sont pas appliqués de concert, ils deviennent tous deux inopérants.

Liberté individuelle et article 28

L’argument de la liberté individuelle avait évidemment été posé dès 1905. Le choix fait par l’article 28 est très clair : la liberté du croyant s’arrête dès lors qu’elle fait encourir le moindre risque à la liberté d’autrui, dès lors donc qu’un risque de pression sociale s’exerce sur autrui.

Le raisonnement laïque est le suivant :

  1. La République ne reconnaît aucun culte, ce qui signifie que toute religion est vue comme une superstition tolérée
  2. Cette superstition n’est tolérée que si elle est totalement inoffensive.
  3. La présence du signe religieux dans l’espace public constitue un risque dont le citoyen doit être protégé.

Aujourd’hui, les partisans du voile invoquent de même l’argument de la liberté individuelle (le « droit ») des femmes à le porter – et il n’est pas douteux qu’au moins pour certaines, il s’agisse d’un choix positif.

Mais pour ce qui est du voile, l’article 28 a déjà tranché, au moins dans l’esprit. La liberté individuelle du croyant doit toujours s’effacer face au risque qu’elle entraîne sur la liberté du non croyant. Le « droit individuel » s’efface immédiatement face au devoir collectif qu’a la société envers l’individu : celui de le préserver des effets de l’aliénation ou de la superstition.

A partir du moment où certaines femmes sont obligées, en France, de porter le voile (ce qui est évidemment le cas), à partir du moment où une pression religieuse liée au signe religieux que constitue le voile ou le burkini, s’exerce dans l’espace public, ce signe devrait être interdit. Tel est l’esprit oublié de l’article 28.

Pourquoi l’article 28 ne parle-t-il pas du vêtement ?

En 1905, la religion catholique est dominante. Elle n’impose pas à ses fidèles d’accoutrement. Seuls les membres du clergé portent un uniforme et leur nombre est par nature limité à une infime partie de la population, population fermée par construction et en constante diminution. Les protestants n’ont aucun accoutrement et cela vaut pour leur clergé. Les juifs orthodoxes sont reconnaissables mais infiniment minoritaires et cette religion est par nature fermée aux autres. Personne n’envisage que l’Islam, religion des territoires colonisés, dominés, puisse acquérir en France la moindre puissance.

Le législateur, bien que recherchant la généralité, n’a tout simplement pas pensé à étendre la notion de signe religieux au vêtement. L’eût-il fait, il aurait forcément tranché dans le même sens que l’article 28 et pour les mêmes raisons, en vertu du même principe.

L’erreur de 2010

La loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public a été, à cet égard, une grave erreur et une hypocrisie. Elle atteint, pour ce qui est de la burka, le but recherché mais le prétexte invoqué est la dissimulation du regard. En vérité, toute le monde sent bien que l’Islam était en cause. Il l’était pour des raisons tout à fait justifiées qui n’avaient rien à voir avec le regard. Il aurait été bien plus cohérent, bien plus dans l’esprit de la laïcité, d’invoquer l’esprit de l’article 28 et d’étendre cet article.

L’utilisation d’un prétexte et d’un mauvais principe de droit a eu une double conséquence : beaucoup de musulmans se sont sentis stigmatisés, totalement à tort puisqu’on a vu que l’Islam passe en fait, pour des raisons historiques, « entre les gouttes » de la loi de 1905. Surtout, l’esprit politique et religieux de l’Islam intégriste consistant à tirer, avec un grand talent, toutes les conséquences des incohérences des démocraties occidentales, on voit, on verra sans cesse, apparaître de multiples tentatives pour augmenter la pression de l’Islam dans l’espace public. L’extension du port du voile, le burkini, font partie de ces tentatives d’occupation de l’espace et on ne peut évidemment ni les interdire, ni les limiter dans le cadre de la loi de 2010.

En finir avec la rhétorique de l’aliénation

Les féministes « universalistes » tentent actuellement de limiter le port du voile en invoquant l’aliénation patriarcale des femmes qui le portent.

Cet argument me paraît non pas nécessairement faux mais pas assez convaincant. Beaucoup de musulmanes portent le voile de façon tout à fait volontaire et, invoquant leur droit individuel à le porter, renvoient à ces féministes une autre aliénation qui est, grosso modo, la soumission aux normes occidentales, elles-mêmes considérées comme culturellement arbitraires. Dans ce combat, je suis évidemment infiniment plus proche des féministes universalistes, qui se placent dans le sillage de la gauche émancipatrice, de Voltaire à Jaurès, que des féministes dites indigénistes ou racialistes, qui alimentent un courant d’inspiration totalitaire, sectaire et raciste. Mais l’argument de l’aliénation a toujours un côté totalitaire et dangereux. Il présuppose la supériorité de la personne qui l’énonce, il ne peut être réfuté et il peut être retourné à l’infini puisque la personne censée subir l’aliénation la subit de façon inconsciente. L’argument de l’aliénation est, par nature, un procès stalinien affaibli. On ne devrait l’utiliser qu’avec une extrême précaution et en tout dernier recours.

Pour obtenir gain de cause, il me paraît beaucoup plus simple, beaucoup plus élégant, beaucoup plus convaincant d’invoquer l’esprit oublié de l’article 28. Ce n’est pas au nom du féminisme qu’il faut interdire voile et burkini, mais au nom de la laïcité universelle, elle-même ayant pour but de nous protéger du « gros animal » de Platon.

Un tel argument a en outre l’avantage de pouvoir unir politiquement tous les opposants à la prise de puissance politique de l’Islam, ou de quelque religion que ce soit, sur des bases saines.

De quelle façon pourrait-on donc étendre cet article ?

On pourrait évidemment interdire, de façon prophylactique, la présence de tout signe religieux dans l’espace public. Même si beaucoup de catholiques en seraient ulcérés, la situation à laquelle on arriverait serait alors infiniment meilleure que la situation actuelle.

De façon sans doute plus raisonnable, mais aussi efficace, trois critères devraient être pris en compte concernant le signe religieux dans l’espace public sous forme de vêtement :

  • Son caractère ostentatoire (une croix cachée sous un pull a moins d’impact qu’une burka)
  • La fréquence de sa présence (la robe Krishna a moins d’impact que le voile, car très peu de gens la portent)
  • La contrainte potentiellement imposée sur les personnes (dans le cas de la robe de la religieuse catholique, il n’y a évidemment aucune contrainte. Pour ce qui est du voile, le voilement même des petites filles, qui ne peuvent évidemment rien refuser aux parents, constitue une contrainte manifeste, sans parler des insultes qu’encourent actuellement en banlieue les femmes non voilées).

Des vêtements masculins ostentatoires pourraient évidemment être interdits dans le cadre de cette loi. Face à l’oppression religieuse, les hommes sont des femmes comme les autres. Le combat contre le voile est universel.

Ces critères peuvent évidemment varier dans le temps et un texte pourrait fixer le principe général de l’interdiction, en laissant au juge une certaine liberté d’appréciation.


24/02/2019 : Les débats de 1905 et le costume religieux (ajout pour les lecteurs très motivés uniquement)

Suite aux différents retours que j’ai reçus sur ce texte, il convient de le corriger après lecture des séances, tout à fait extraordinaires, du 26/27 juin 1905 de l’Assemblée Nationale.

Il y a deux erreurs de fait dans mon texte. La première, c’est que le point du costume ecclésiastique est effectivement abordé à l’Assemblée. Mais presqu’uniquement sous l’angle de l’autorité que confère ce costume, qui est comparé au costume des militaires. La question débattue est donc de savoir si ce costume confère une quelconque autorité aux prêtres. Non, répond justement Briand car « En régime de séparation, la question du costume ecclésiastique ne pouvait pas se poser. Ce costume n’existe plus pour nous avec son caractère officiel ».

Ce n’est donc pas la question du costume en tant qu’emblème religieux qui a été discutée à l’Assemblée. Cette question, posée par le député Chabert, n’occupe qu’une dizaine de lignes dans la séance (sur plus de 80 pages) et, fait remarquable, Briand, rapporteur de la commission, l’élude totalement. Les arguments de Chabert sont pourtant remarquables.

Chabert déclare a) « qu’il y a, dans la loi soumise à nos délibérations, deux articles, les articles 25 et 26 qui interdisent l’un de porter, de promener en public, l’autre de placer dans les emplacements ou sur les monuments publics aucun signe ou emblème religieux. » et que par conséquent, b) « « Le costume religieux n’est-il pas essentiellement un emblème ? Son port n’est-il pas au premier chef une manifestation confessionnelle ? … la soutane en public, ce sont les choses de la conscience dans la rue ! »

J’en viens à ma deuxième erreur, faite aussi par Chabert et je pense beaucoup d’entre nous, qui interprète la loi comme une interdiction totale du signe religieux dans l’espace public. Briand, rapporteur de la commission précise alors qu’il ne s’agit que d’une interdiction du signe sur les bâtiments publics ou dans les espaces publics. Un signe religieux sur une façade privée, dans un jardin privé, reste toléré. Au moment où parle Chabert, l’état de la loi interdit de promener en public tout signe religieux (interdiction des processions, qui sera invalidée le lendemain par amendement).

Bref, personne n’a répondu aux arguments de Chabert, qui pourtant donne toutes les raisons, bonnes et mauvaises, présentes et passées d’interdire le vêtement religieux du prêtre. De façon tout à fait remarquable, l’argument de l’aliénation, que j’évoque dans mon article, est aussi mentionné pour le costume du prêtre (comme aujourd’hui on parle de l’aliénation des femmes voilées).

La question est de savoir si ces deux erreurs invalident le raisonnement que je fais sur l’esprit de la laïcité. Je ne le pense pas du tout. En un sens, ces erreurs confirment même le raisonnement.

Car la raison pour laquelle personne ne répond à Chabert, c’est que tous ces débats ne concernent finalement que l’église catholique et uniquement l’église catholique. A l’exception de Chabert, qui fait preuve d’une lucidité peu commune, les parlementaires jaugent toutes les mesures à l’aune de leur impact sur l’église et de l’impact de l’église sur la société.

Le lendemain, le vote du 27 juin autorisera les processions pour de mauvaises raisons. Elles y seront vues comme « des manifestations » et non pas comme ce qu’elles sont: des prières de rue. On sent dans les débats le compromis ou le troc politique qui s’effectue entre députés de gauche (droit à manifester des ouvriers) et de droite (en faveur des prières de rue). En 1905, l’église a déjà perdu. Les processions sont déjà des manifestations minoritaires, un peu pagnolesques et donc, comme le costume des prêtres, elles sont peu dangereuses pour la gauche.

Bref, ce qu’il faut retenir de tout ça, c’est que :

  1. Un seul député a vu juste et son point de vue n’a pas été discuté
  1. Quelle que soit la forme finale que prend la loi, qui semble d’inspiration universelle, la discussion porte sur l’église catholique uniquement et jamais sur l’Islam, comme je le mentionne dans mon article.

Les premiers arguments multiculturalistes contre l’esprit de la laïcité: signe religieux dans l’espace public contre « tolérance universelle »

Lors des débats du 26/27 juin 1905, le député Grousseau (droite catholique) introduit des arguments de nature finalement multiculturaliste. « Tant à cause de cette tradition que de cette signification profonde, on comprend que les cérémonies extérieures du culte soient considérées par l’Eglise comme essentielles ; elles sont un des éléments de sa catholicité.  » (et par conséquent) « La liberté de conscience ne doit pas être conçue d’une façon négative, comme imposant aux différentes confessions religieuses l’obligation de se dissimuler, elle doit être conçue d’une façon positive, comme leur imposant l’obligation de se tolérer réciproquement, ce qui entraîne pour chacune d’elles la faculté de se développer et de se manifester. »

Cet argument invoque très clairement le droit du croyant comme « essentiel » et le fait passer devant la protection du non-croyant face au signe religieux au nom d’un soi-disant liberté de manifester.

Ainsi, la liberté des processions , qui sont des prières de rue, et du costume religieux arboré en public, sont, dès le départ, des manifestations d’un multiculturalisme qui ne dit pas encore son nom.

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Dialogue en faveur de l’évaluation 24 septembre 2018

Par Thierry Klein dans : Speechi.
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Ce billet constitue une réponse à l’article récent du Monde « Mettre en place toujours plus d’évaluation à l’école n’est pas une solution ». Ecrit par un professeur de philosophie, Thomas Schauder, cet article rassemble l’ensemble des arguments de principe que j’ai pu lire contre le processus d’évaluation que tente actuellement de mettre en place Jean-Michel Blanquer.

Les arguments présentés par Thomas Schauder sont repris et discutés point par point ci-dessous, en italiques.

« L’évaluationnite est le symptôme de la culture du chiffre dans l’Education Nationale »

Il est vrai que l’administration de l’EN n’a de cesse d’encombrer les professeurs avec une multitude de demandes tatillonnes, dont les objectifs sont totalement incompris des enseignants. L’évaluation par compétences, indépendamment de tout débat sur sa supposée utilité pédagogique, a introduit un degré de complexité, de pédantisme et d’opacité inédits tellement ces compétences sont nombreuses et mal définies.

Mais il ne peut y avoir « évaluationnite » là où l’évaluation est absente. Or, depuis une dizaine d’années au moins, l’Education Nationale a renoncé à toute évaluation digne de ce nom, c’est-à-dire conduite de façon indépendante et respectant un certain cadre scientifique.

A la fin des années 2000, sans doute parce qu’elles mettaient trop clairement en évidence la baisse du niveau scolaire, les évaluations lourdes mais rigoureuses et indépendantes menées par la Direction de l’Evaluation ont cessé d’être publiées[1]. Le Haut Conseil de L’Evaluation a été supprimé. La responsabilité des évaluations est alors le plus souvent confiée à la DGESCO, qui ne dispose d’aucune compétence reconnue dans le domaine et qui, plus grave, est juge et partie : elle a pour charge d’évaluer les politiques scolaires de plus en plus contestées dont elle est à l’origine.

L’objectif des évaluations est alors devenu politique.

Dans certains cas, non seulement les résultats des évaluations ne sont pas publiés, mais le Ministère leur substitue des résultats jugés plus favorables et mettant mieux en valeur la politique du Ministère.

Un exemple : alors que l’Etat a équipé des dizaines de milliers d’écoles en tableaux interactifs, il n’existe toujours pas, par exemple, d’étude indiscutable (ou simplement sérieuse) qui évalue les réels avantages de ces technologies pour l’enseignement[2]. Les seules analyses réellement critiques sont d’origine anglo-saxonnes.

La seule évaluation crédible au niveau national ne provient pas de l’Education Nationale.  L’étude PISA, dont le principal mérite a été de mettre en évidence le faible niveau des élèves français, a été conçue par l’OCDE et organisée en France par la Direction de l’Evaluation.

« Les intentions du Ministère sont économiques et non pédagogiques »

L’évaluation ne change pas la finalité de l’enseignement. Elle essaie simplement d’en quantifier la performance. Si l’objectif du système scolaire est de nature pédagogique, elle aura pour objet d’évaluer la pédagogie. Si l’objectif est de nature économique, elle évaluera la performance économique du système. Mais elle n’est pas responsable des objectifs ou des intentions du système. C’est uniquement à partir des programmes scolaires et des pratiques d’enseignement qu’on pourrait analyser ce que Thomas Schauder appelle « la logique du système ». Ainsi les évaluations en CE1 portent sur la performance en lecture, l’objectif pédagogique des élèves de CP étant, de tout temps, d’apprendre à lire. L’argument qui consiste à prêter une intention économique à l’évaluation n’est pas recevable en l’espèce.

« Il s’agit de comparer la performance (au sens économique) du système scolaire avec d’autres, la performance de tel ou tel établissement scolaire avec d’autres, la performance de tel enseignant par rapport aux autres… »

En revanche, il est clair que l’évaluation, si elle est bien menée, devrait à terme apporter des données sérieuses permettant de comparer la performance des établissements, des professeurs, des élèves. Beaucoup d’enseignants sont donc inquiets qu’une promotion « au mérite », basée sur les résultats de l’évaluation, soit progressivement organisée, quelles que soient les dénégations du Ministre. Ce risque existe, mais il faut considérer d’abord tout ce que peut apporter une évaluation bien faite.

L’évaluation permet une meilleure répartition des moyens…

Les établissements où les élèves sont le plus en difficulté peuvent être identifiés avec précision et les moyens mis à disposition de ces établissements rigoureusement adaptés chaque année (actuellement, les statuts REP ou REP+ des établissements sont rigides, certains établissements n’ont pas ce statut alors qu’ils sont en grande difficulté et vice-versa).

… et une meilleure définition de la performance des enseignants

Ce qu’on entend en général par performance d’un établissement, c’est le niveau moyen des élèves. Polytechnique est ainsi le meilleur établissement de France parce qu’elle reçoit les meilleurs élèves, mais cela ne nous apprend rien sur le niveau des enseignants eux-mêmes. L’évaluation, si elle est faite une ou deux fois par an[3], permet de mettre en évidence non seulement le niveau, mais aussi, ce qui est beaucoup plus intéressant, la progression des élèves par-rapport à un référentiel national.

Ainsi, un enseignant pourra savoir qu’à l’entrée en CP, ses élèves étaient dans le 23ème centile et qu’à la fin de l’année, ils sont dans le 12ème centile, ce qui correspond à une progression de 11 places dans une classe de 100 élèves (11%).

Il me semble qu’un tel retour, s’il est crédible[4], est extrêmement intéressant pour l’enseignant. Je me souviens de la fierté légitime qu’éprouvaient mes professeurs lors des bons résultats de leurs élèves au bac ou aux concours. Enseigner reste, qu’on le veuille ou non, un métier de vocation et la satisfaction de voir ses élèves progresser, de progresser soi-même d’année en année, peut sans doute, à elle seule, renouveler positivement la vision qu’a l’enseignant de son métier.

L’inspection

Pour ce qui est du mécanisme de promotion, rien n’est plus déprimant que le mécanisme actuel d’inspection des enseignants. Tous les 5 ou 10 ans, un enseignant reçoit la visite d’un inspecteur, la plupart du temps éloigné du terrain depuis longtemps (si tant est qu’il ait jamais enseigné). Cet inspecteur lui demande de mieux appliquer les consignes pédagogiques du Ministère, consignes qui changent pratiquement aussi souvent que le Ministre de l’Education Nationale. Cette inspection, dont le professeur est préalablement informé, échoue totalement à jauger les qualités de l’enseignant tout en générant un grand stress et souvent de l’amertume. Les enseignants découragés, qui renoncent avec un grand sentiment d’échec en ayant le sentiment que leur administration les enfonce plutôt que de les soutenir sont légion – il suffit de parcourir les divers groupes d’enseignants sur les réseaux sociaux pour le constater.

Comment pourrait-on envisager l’inspection si l’Education Nationale est dotée d’un outil d’évaluation performant ? Des équipes pédagogiques visitent les 5% des professeurs les plus « performants » pour comprendre les raisons de leur succès et voir si on peut s’inspirer de leurs pratiques. Le corps des inspecteurs se concentre sur les 5% ou les 10% les plus en difficulté et leur travail ne se limite plus à une simple visite formelle, mais à plusieurs. Ils mettent en œuvre un processus long destiné à faire progresser l’enseignant. Eux-mêmes seront évalués, au moins en partie, à l’aune de cette progression. Ainsi l’évaluation, si elle est bien menée, peut remettre du sens dans tout le système éducatif.

Le tableau ci-dessus pourra faire sourire par sa naïveté. Tout me semble mieux, pourtant, que la situation actuelle qui broie les enseignants année après année, à petit feu, en tuant leur goût d’enseigner.

« Il n’y a de bonne évaluation que si elle est pensée par l’enseignant lui-même »

« Interrogez les enseignants sur le terrain : ils vous diront que ce qui marche, ce sont des évaluations adaptées au profil de la classe, à l’évolution pédagogique de l’enseignant, bref, pensées et construites par l’enseignant ou par l’équipe pédagogique. Si c’est vraiment dans l’intérêt de l’élève, pourquoi vouloir imposer des évaluations standardisées ? Et pourquoi, aussi, ne pas faire confiance dans la capacité des enseignants à diagnostiquer les problèmes des élèves ? »

Personne n’empêche évidemment chaque enseignant de faire ses propres évaluations, ses propres exercices et de les adapter au profil de chaque classe et de chaque élève. Les deux ne sont pas incompatibles et l’évaluation n’est certainement pas la solution universelle et miracle. Personne ne prétend qu’elle remplace l’enseignant. Le grand avantage des évaluations nationales proposées aujourd’hui en CP et au CE1 est qu’elles permettent de situer chaque élève dans le cadre général et de détecter des problèmes ou des risques que l’enseignant peut difficilement repérer lui-même. Cette capacité tient à l’usage de 2 sciences : la statistique et les neurosciences[5].

L’évaluation traduit « une obsession de l’objectivité », une « technicisation de l’éducation », ayant pour conséquence « le recul du politique », symptôme « d’une logique néolibérale ».

Sans être une obsession (on a vu que les évaluations étaient jusqu’à présent extrêmement rares en France), et tout en admettant que l’enseignement reste un art, on doit être dans la recherche de l’objectivité plutôt que de la subjectivité. L’objectivité a pour caractéristique qu’on peut espérer la mesurer. C’est cette logique qui, depuis Descartes, a permis le progrès scientifique et il serait paradoxal qu’en France, on rejette cette approche. Il faut voir la politique d’évaluation lancée par le Ministre comme un début de l’introduction de la méthode expérimentale à l’école[6].

Cette méthode doit effectivement avoir pour conséquence un certain recul du politique. Ce recul du politique est souhaitable car l’idéologie a, en France, pris trop d’importance par rapport à la pédagogie. Au nom de leurs visions respectives (et subjectives) sur l’école, les nombreux ministres en charge n’ont eux-mêmes cessé, depuis 30 ans, de secouer l’Education Nationale. En France, même le débat sur les méthodes de lecture est devenu, on se demande comment, un débat gauche (méthodes globales ou semi-globales « progressistes ») / droite (méthodes syllabiques « conservatrices »), alors qu’une évaluation simple, sans même qu’il soit nécessaire de la mener au niveau national, permet de trancher ce débat qui est purement technique.

Disposer d’outils d’évaluation comparative permet potentiellement de trancher un grand nombre de débats, qui apparaissent aujourd’hui comme politiques alors qu’ils sont essentiellement techniques. Citons par exemple la réforme des rythmes scolaires, le choix des méthodes de langue, de lecture, la semaine de 4 jours, etc.

On ne comprend pas bien pourquoi, en revanche, une méthode ayant pour but de faire progresser l’enseignement peut être cataloguée comme « néolibérale » au simple prétexte qu’elle a des prétentions d’objectivité. Le but de l’école reste l’émancipation du citoyen, la qualité de l’enseignement reste au service de cette cause et il s’agit simplement d’évaluer cette qualité.

La question non posée sur la prise de contrôle du pouvoir bureaucratique

L’objection la plus fondamentale contre la politique d’évaluation n’est paradoxalement pas abordée dans le billet de Thomas Schauder. Selon Marx, l’organisation de la société repose sur la spécialisation, qui entraîne l’asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui contrôlent et coordonnent. Cette observation tient du génie, on peut en constater le bien-fondé tous les jours, par exemple dans l’économie numérique.

Dans la mesure où l’organisation et la technique des évaluations, telle qu’elles sont actuellement proposées, échappent totalement aux enseignants, il apparaît donc justifié que ceux-ci les redoutent.

Les réactions violentes contre le processus d’évaluation en tant que symptôme de l’effondrement de l’Education Nationale.

Certains syndicats, beaucoup d’enseignants s’expriment vent debout contre le principe des évaluations sur les réseaux sociaux et parlent de l’évaluation comme de la fin de leur métier. Ces craintes me paraissaient au départ totalement exagérées, voire paranoïaques compte tenu des déclarations du Ministre mais une réflexion du fameux psychanalyste Winnicott m’est revenue en mémoire. Winnicott décrit la crainte de l’effondrement comme la crainte d’une catastrophe déjà arrivée. Le patient vit la même situation que les héros de l’Enfer de Sartre : Il redoute l’enfer alors qu’il y vit.

La réaction violente de refus des enseignants pourrait bien n’avoir pas d’autre cause que celle de cacher la réalité suivante : d’une certaine façon, l’école s’est déjà effondrée, leur métier d’enseignant a déjà pris fin.

Le travail (thérapeutique !) du Ministre serait alors de faire comprendre aux enseignants que « le malheur, c’est maintenant ! » et que l’évaluation peut justement, sous certaines conditions d’organisation, ressusciter la grandeur du métier d’enseignant et y insuffler une grande énergie, tout en augmentant leur liberté pédagogique.

Je tenterai de préciser ces conditions dans un prochain billet, qui sera consacré aux techniques de l’évaluation.

[1] Rapport de la Cour des Comptes 2010 : https://www.speechi.net/fr/2010/05/17/selon-la-cour-des-comptes-leducation-nationale-navigue-a-vue/ + Des statisticiens accusent l’éducation nationale de faire de la rétention d’information ». Le Monde du 4 novembre 2011 + lire, avec les précautions qui s’imposent, ce communiqué syndical  qui met en évidence une division par deux du nombre des études publiées depuis 2 ans.

[2] https://www.speechi.net/fr/2007/07/02/les-tableaux-interactifs-sont-ils-utiles-pour-lenseignement/

[3] Les évaluations vont devenir  de plus en plus légères et fréquentes, comme je le montrerai dans mon prochain billet concernant les techniques de l’évaluation.

[4] La crédibilité des évaluations sera l’objet de mon prochain billet

[5] Il faudrait rentrer plus dans le détail, sous peine d’encourir l’accusation de scientisme. Je ferai ceci dans un autre billet consacré aux techniques de l’évaluation.

[6] La question qui vient immédiatement est évidemment « pourquoi ne pouvait-on y penser avant ? ». La réponse dépasse le cadre de ce papier et tient au développement récent des technologies numériques.

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Faut-il boycotter les évaluations au CP et en CE1 ? 18 septembre 2018

Par Thierry Klein dans : Speechi.
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Je vois passer sur les réseaux sociaux des messages indignés d’enseignants qui contestent le bien fondé du processus des évaluations en CP qui vient d’être lancé par le Ministère. Certaines critiques (ici sur Twitter) se focalisent sur la forme de certains exercices.*

Ainsi, dans l’exemple ci-dessus, l’élève doit barrer le nombre le plus grand et il a une minute (pas plus !) pour faire ses 60 comparaisons. Les critiques qu’on peut lire sont de 2 types:

  1. Sur le bien fondé de l’exercice.
    Selon les détracteurs des évaluations, l’exercice est trop compliqué.“Aucun élève ne peut réussir cet exercice en CP en 1 mn, il est absurde de demander un aussi grand nombre de comparaisons: si l’élève a compris de quoi il en retourne et une dizaine de comparaisons suffisent pour le vérifier”
  2. Sur l’esprit de l’exercice
    L’objectif caché de l’exercice serait donc de mettre l’élève en échec. Ou de classer les élèves selon leur performance, ceci étant “le symptôme d’un système scolaire productiviste et sélectionnant par l’échec”.

Je voudrais simplement commenter ces exercices pour ce qui est de leur intérêt en tant qu’outil d’évaluation des élèves.

Pourquoi il est important pour le succès de l’évaluation qu’aucun élève n’aille au bout de l’exercice.

Supposons que sur 100 élèves testés, 50 aillent au bout de l’exercice. Pour ces 50 élèves “ayant réussi l’exercice”, l’évaluation aura échoué en ceci qu’elle ne pourra absolument pas les différencier. Je rappelle qu’une évaluation est une sorte de tube à essai pédagogique: il s’agit d’observer au maximum les différences, la variation de couleur du tube pour pouvoir tirer des conclusions les plus fines possibles. Donc, très probablement et de façon très logique aussi, cet exercice est conçu précisément pour qu’aucun élève ne le finisse !

Très probablement d’ailleurs, ces tests eux mêmes ont déjà été “pré-testés” sur des échantillons significatifs et retouchés de façon à ce que les résultats soient différenciés au maximum, pour cette raison précise d’observabilité. Les concepteurs de l’étude connaissent déjà plus ou moins la moyenne des réponses et leur répartition.

Pourquoi il est important de tester 60 cas et non pas 5 ou 10

Les concepteurs de l’exercice ci-dessus n’ont pas simplement voulu tester l’aptitude de l’élève à comparer 2 chiffres, ils ont voulu voir si l’élève faisait ceci de façon automatique ou non. Et donc la vitesse à laquelle on accomplit l’exercice est importante.

Pour réussir cet exercice, il faut d’abord savoir “lire” les nombres, c’est-à-dire associer le symbole “6” à une quantité puis comparer les quantités entre elles. Si l’enfant a des problèmes de lecture (déchiffrage du symbole “6”), il va être ralenti dans cet exercice ou faire des erreurs. Plus tard, il peut se trouver dans l’incapacité de comparer rapidement des nombres, donc de les soustraire, donc de comprendre ce qu’est un nombre négatif. Il apparaîtra peut-être alors comme un “mauvais en maths” – tout ça parce qu’on a laissé passer des choses très simples au CP. Si l’enfant va vite mais fait des erreurs “aléatoires”, il doit aussi être possible avec ce genre de test de commencer à détecter au plus tôt des dyslexies sans qu’elles ne condamnent l’enfant à devenir plus tard un “mauvais élève”.

Tout ce que j’écris ci-dessus, ce sont des conjectures. Je ne sais pas moi-même quel est l’objectif de cet exercice mais à la lecture des évaluations proposées, une logique s’en dégage indiscutablement. J’ajoute que les hypothèses ci-dessus peuvent être testées, corrélées grâce aux outils statistiques mis en place. Ainsi, on pourra voir, dans 5 ou 6 ans, si les élèves de 5ème qui “échouent” à l’exercice ont eu des difficultés en maths ou dans d’autres matières ou si au contraire, leur déficit de lecture a été récupéré “automatiquement” ensuite. Dans le premier cas, on attirera l’attention des enseignants sur ce point. Sinon, on ne fera rien. Des dizaines d’exercices  sont proposés précisément pour que les actions de “mise à niveau” puissent être entreprises de la façon la plus fine possible.

Glande pinéale et mélatonine

L’autre exemple qui a circulé est celui-ci. L’enfant doit lire ce texte et répondre aux questions suivantes.

Des enseignants et le syndicat Snuipp-FSU jugent cet exercice “très inquiétant car “renfermant des pièges” et “nécessitant des compétences expertes“. Principal argument : un élève de CP ne peut pas savoir ce qu’est une glande pinéale ou la mélatonine ! Ca semble imparable, mais qu’en est-il ?

Pourquoi ce test est-il adapté ?

D’abord, je rappelle que ce test est calibré pour être le plus différenciant possible. S’ils ne permet pas, pour chaque question, de répartir les élèves en 3 groupes à peu près équilibrés – et ceci doit avoir été pré-testé sur des échantillons d’élèves, il perd son intérêt statistique pour les enquêteurs. En ce sens, il est adapté aux élèves. Beaucoup ont dû bien répondre, sinon les questions n’auraient même pas été posées.

Si on rentre dans le pourquoi de ce test lui-même, il est évident que les concepteurs ont justement voulu tester la compréhension d’un texte dont les enfants n’avaient jamais eu l’occasion de lire ni d’entendre certains mots et n’avaient donc aucune chance d’en comprendre le sens. On ne demande pas, évidemment aux enfants, cela n’aurait absolument aucun sens, la signification des mots “glande pinéale” ou “mélatonine”. On leur pose des questions simples sur le texte. Or qu’est-ce que savoir lire ? C’est savoir associer un sens à un texte, même si certains mots restent inconnus, ce qui pour un texte suffisamment complexe est souvent le cas même pour nous, adultes. Si l’enfant ne sait pas “donner du sens” à un texte contenant des mots qu’il n’a jamais lus ni entendus, il ne sait pas bien lire. Bref, il s’agit d’un test assez avancé de lecture. C’est un non sens de l’interpréter comme un simple test de vocabulaire.

Une évaluation n’est pas un examen

Sur le côté “très inquiétant” de l’exercice qualifié par ce syndicat de “traumatisant pour les élèves” et de “détruire l’école de la confiance“, il montre simplement une incompréhension totale de ce qu’est une évaluation. Une évaluation n’est pas un concours ni un examen, c’est une observation expérimentale permettant de créer une carte du niveau scolaire (progresse-t-on ? recule-t-on au niveau national ?) et si possible des enseignements pour l’apprentissage futur des élèves. C’est une sorte de “tube à essai pédagogique” permettant en outre, si possible, d’identifier de façon simple les lacunes à combler car elles pourraient être préjudiciables plus tard à l’élève (voir l’exercice sur la comparaison des nombres ci-dessus). La notion de succès ou d’échec n’a absolument aucun sens. Les enseignants devraient bien expliquer ceci à leurs élèves et aux parents plutôt que de dénigrer par principe cette approche (ce qui a sans doute, paradoxalement, un effet traumatisant auto-réalisateur sur les élèves).

No pasaran

On est en France et il y a toujours un bon prétexte pour faire la révolution.

Certains enseignants, invoquant leur sacro-sainte “liberté pédagogique”, appellent à l’insoumission et préconisent de ne pas faire passer les évaluations aux élèves. Ils sont complaisamment relayés par “Le café pédagogique”  qui par vocation se devrait pourtant d’être ouvert à toutes les approches scientifiques visant à améliorer la pédagogie. On se demande surtout en quoi faire passer l’évaluation fait peser la moindre contrainte sur la pédagogie future de l’enseignant. A ma connaissance, aucune directive pédagogique n’a été émise à ce jour. L’appel au grand soir me paraît donc, à ce stade, largement anticipé.

Les vrais bénéfices de l’évaluation

Je rappelle que les bénéfices de l’évaluation sont immenses. D’abord, pour quiconque analyse de façon critique les exercices proposés, il y a très clairement une logique cohérente qui s’en dégage et je n’ai aucun doute que les enseignements devraient être nombreux. Les bénéfices iront aussi en s’améliorant avec le temps car lorsque les élèves actuellement en CP seront en 6ème, en 3ème, etc, on pourra les corréler avec leur niveau scolaire et donc, pour les nouveaux élèves qui seront alors en CP, corriger au plus tôt les lacunes qui leur sont le plus préjudiciables. On saura aussi, au fil des ans, produire des tests de plus en plus significatifs et différenciés, tester des capacités de plus en plus fines. Les professeurs informés devraient alors bénéficier de méthodes simples leur permettant de faire progresser les élèves. Ainsi, dans l’exemple de comparaison des nombres, on voit assez simplement quels exercices peuvent être proposés à l’élève en difficulté.

L’autre avantage est que dorénavant, chaque enseignant dispose d’un référentiel de comparaison national à peu près fixe. Aux enseignants et aux écoles, ils doit permettre à terme de situer les difficultés des élèves et donc d’agir en conséquence. Aux rectorats, il doit permettre de repérer les “zones à risque”, celles où des actions doivent être menées, des moyens investis pour les élèves – et de juger du succès des moyens mis en place. Au Ministre, il doit permettre d’évaluer le niveau moyen et d’en être le garant devant la nation.

Je rappelle que depuis 40 ans, les études ont été souvent biaisées, la baisse du niveau très largement masquée (1). Plutôt que d’en critiquer le principe, les enseignants devraient se saisir de l’évaluation pour en faire le meilleur outil possible.


(1) Rapport de la Cour Des Comptes 2010 :  « Plusieurs instances sont chargées en France de l’évaluation du système scolaire (inspections générales et direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère, Haut conseil de l’éducation), mais leur influence est limitée par plusieurs éléments : le Haut conseil de l’évaluation de l’école a été supprimé ; un refus a pu être parfois opposé à la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance et aux inspections générales de publier certains résultats; enfin le ministère ne tire pas suffisamment les conséquences des évaluations dont il peut disposer. ».

Voir aussi  “Des statisticiens accusent l’éducation nationale de faire de la rétention d’information“. Le Monde du 4 novembre 2011. On peut aussi lire, avec les précautions qui s’imposent,  ce communiqué syndical qui met en évidence une division par deux du nombre des études publiées depuis 2 ans.

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