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La Presse ne se meurt pas, elle se suicide 28 septembre 2006

Par Thierry Klein dans : Google.
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Je lis avec intérêt les prédictions qui commencent à courir un peu partout du style  » La Presse Traditionnelle en a pour 10 ans, 15 ans, 20 ans… « . Toutes ces prévisions ont en commun :

1) le fait qu’elles n’ont aucune valeur – je défie quiconque de me donner une justification sérieuse du délai donné

2) le fait qu’elles n’engagent évidemment que ceux qui les font et encore même pas puisqu’ astucieusement, les délais donnés sont suffisamment long pour qu’on ne pense pas, dans 10 ou 15 ans, à aller les voir Loïc pour leur agiter sous le nez leurs erreurs (Je peux pour ma part prédire sans crainte que dans 10 ou 15 ans, Loïc, fera d’autres prédictions injustifiées et qu’encore plus de gens y croiront – c’est dire si j’ai confiance en Loïc).


Un qui semble y croire, c’est Lagardère puisqu’il vient de restructurer totalement son pôle Presse et une des raisons énoncées est justement cette disparition annoncée de la Presse traditionnelle. « La presse traditionnelle allant disparaître, nous, les grands visionnaires, allons redéployer et utiliser l’ensemble des moyens numériques. Demain, l’information passera par vos ordinateurs, vos mobiles, vos IPODs, vos radios du futur, vos réseaux Wi-Fi, Wi-max. Personne ne comprend vraiment pourquoi on fait ça aujourd’hui, mais demain, il sera sûrement trop tard ». Flons-flons, roulements de tambours, Beethoven en musique de fond, vent dans les cheveux du grand visionnaire du numérique en folie et déclarations péremptoires du style  » On se fout des gens qui disent qu’on a tort car pour toutes les grandes décisions qu’on a prises, il y en a toujours eu « . Psychologiquement, tout ça rappelle furieusement la grande épopée de la candidature française aux JO, dont j’avais déjà parlé ici.

Le problème, c’est que c’est du grand pipeau. A ma connaissance, après quand même 10 ans de Web, il n’y a pas de business model valable pour la Presse et il y a une raison structurelle pour cela : c’est qu’il y a un quasi-monopole de la distribution de l’info (Google) et de la régie publicitaire (Google). Les modèles de presse rentables reposent sur le contrôle du réseau de distribution (certains syndicalistes NMPP diraient : sur l’exploitation scandaleuses du réseau de distribution). On voit clairement, presque chaque jour, comment la presse française peut être mise en danger par le monopole dont jouissent les NMPP, pourtant personne ne semble comprendre, à part les Belges, que le monopole dont jouit Google signe à coup sûr la mort de la Presse, du moins de celle qui se veut  » en ligne « .

Je vous livre en vrac quelques constatations.

1) La Presse qui n’est pas sur le Web se porte plutôt bien.

Le déplacement des lecteurs de la presse vers le Web est réel, mais il touche principalement les journaux qui ont décidé de mettre, la plupart du temps gratuitement, leur contenu en ligne. Des journaux non présents sur le Web, tels que le Canard Enchaîné ou Voici, ne constatent absolument aucune érosion de leur audience. En revanche, Le Monde ou Libé présents sur le Web perdent des lecteurs.

2) Donner son contenu gratuitement est une stratégie complètement absurde

En donnant leur contenu gratuitement sur le Web, Le Monde et Libé, pour ne citer qu’eux, mènent une stratégie absurde.

Financièrement : c’est une grosse perte de chiffre d’affaires. Des milliers de lecteurs, comme moi, n’achètent plus le Monde s’il est en ligne. Sans parler du coût des sites de Presse, en général mal gérés par les journaux – voir le cas de Libé.

Stratégiquement : Pour la Presse, miser sur le Web, en l’état actuel des choses, c’est passer sous les fourches caudines de Google et perdre toute indépendance. A tout moment, Google peut changer ses conditions de rémunération, de visibilité et ruiner les media qui dépendent de lui. Google pourrait très bien, un jour, faire payer la présence sur Google News, par exemple. Tous ceux qui tirent des plans sur la comète à partir des prévisions de revenus publicitaires s’en mordront les doigts car stratégiquement, le trafic, c’est Google.

En termes d’image: il en résulte un confusion générale qui fait que plus personne ne fait de distinction entre un article du Monde, écrit par un journaliste compétent, et un blog. Pourtant le contenu des blogs est exécrable en général -ce billet constitue évidemment une exception notable.

(Autre absurdité : les journaux traditionnels hurlent à la mort sur les gratuits… et donnent leur contenu gratuitement sur le Web sous prétexte de l’attraction qu’exerce le media. Mais imaginerait-on une distribution quotidienne gratuite du Monde sur les parvis des gares ? Pourtant, c’est exactement la même chose !)

A long terme, en privilégiant un réseau de distribution sur lequel ils ne pèsent pas, les journaux bousillent leur propre réseau. Dans mon village, il y avait jusqu’à l’année dernière 2 exemplaires du Monde qui arrivaient chez le marchand. Aujourd’hui, il n’y en a plus. Je suis donc obligé d’aller lire sur le Web et le Monde a attaqué son propre réseau de distribution.

3) la presse traditionnelle donne chaque jour son contenu et fait payer ses archives. La bonne stratégie commerciale de départ consiste en réalité à faire payer le contenu du jour à donner ses archives.

La presse, aujourd’hui et pour encore longtemps, vit de la vente quotidienne des journaux et il est absurde de s’auto-parasiter en donnant ce contenu sur le Web. Le Monde, Libé, devraient vendre leurs éditions en ligne pratiquement au même prix que le papier de façon à conserver leur chiffre d’affaires.

Sur du contenu ciblé, frais et quotidien tel que l’est un journal, il ne peut y avoir d’effet de longue queue. En revanche, cet effet peut être sensible sur les archives qui peuvent générer un trafic important et des revenus. Ces revenus ne parasitent pas l’activité principale. J’encouragerais tout organe de presse à commencer par une diffusion gratuite (revenu publicitaire), puis à étudier progressivement des formules payantes ciblées pour ses archives.

4) quelques conseils à la Presse

– n’allez pas forcément sur le Web. Aller sur le Web a un coût plus élevé que ce que vous pensez et n’est pas indispensable

– GoogleNews n’est rien sans contenu, mais aucun journal ne peut peser face à Google. Donc unissez-vous entre journaux pour peser: vos intérêts sont communs. Ne laissez pas Google définir ses propres conditions et régir votre exposition sur le Web. Ne laissez pas Google troquer votre contenu contre du trafic qui n’a pas grande valeur stratégique ou financière, mais exigez une part des recettes publicitaires de Google. La Presse Belge a montré la voie.

– Ne donnez pas votre contenu, sauf situation exceptionnelle (gréve NMPP, opération publicitaire équivalente dans l’esprit du ticket TGV à 5 €…)

– Développez des méthodes permettant d’étendre la diffusion papier au lieu de la réduire. Pourquoi vouloir diffuser vos articles sur des téléphones portables inadaptés ? En revanche, une impression automatique pendant la nuit des articles clés sur l’imprimant qu’ont presque tous vos lecteurs pour qu’ils puissent lire 2 ou 3 pages dès le petit déjeuner… Avec un coupon imprimé qu’ils peuvent déposer au kiosque en rentrant dans le métro pour récupérer le  » vrai  » journal et lire le reste… Voilà qui serait réellement intéressant. Si vous êtes dans la presse de Luxe, augmentez encore la qualité du papier pour vous différencier. Le papier est le support qui aujourd’hui vous fait vivre, investissez dessus.

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Commentaires»

1. Domi - 29 septembre 2006

AMHA ne rien vouloir changer dans la presse c’est risquer de se confronter très vite au même problème que celui des maisons de disques qui n’ont pas su d’adapter face aux mp3…

2. Thierry - 29 septembre 2006

Ne pas vouloir évoluer, c’est toujours une erreur à terme. Mais il vaut parfois mieux une bonne place forte qu’une armée à poil et sans arme en rase campagne.

3. Eiffel - 29 septembre 2006

Analyse intéressante !
toutefois, je réagis au paragraphe: "La Presse qui n’est pas sur le Web se porte plutôt bien"
Peut-on dire plutot que la presse qui va sur le Web est la presse qui se porte mal ? auquel cas, tu confonds la cause et l’effet…

4. Un billet qui vieillit bien, merci: mes conseils à la Presse en 2006 - 30 novembre 2009

[…] relis mes “conseils à la presse” – un billet qui date de 2006. Il a fallu 3 ans pour que Murdoch suive cette stratégie […]