Nomadisme, religion, mécanique quantique et enseignement 15 novembre 2007
Par Thierry Klein dans : Formation à distance.Lu 4 573 fois | trackback
Une petite digression sur l’histoire de l’information et le nomadisme
Une loi universelle régit l’histoire de l’information, depuis l’invention de l’écriture.
Plus le support de l’information est léger, petit, lisible, transportable, copiable, partageable, bref, plus le support est nomade, plus l’information et le savoir se répandent.
Gravé dans la pierre, le savoir se répand moins vite qu’inscrit sur un rouleau ou un parchemin. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles Moïse n’hésite pas à briser les tables de la loi, pourtant gravées par le doigt de Dieu (ne pas confondre avec la main de Dieu).
Le savoir des pierres s’envole, le savoir des feuilles reste.
Le succès du livre – ou de son ancêtre, le codex – est lié au fait qu’à volume égal, un livre contient 100 fois plus d’informations qu’un rouleau – et que cette information est aussi cent fois plus accessible. Le livre est au rouleau ce que le disque dur est à la bande magnétique – les geeks me suivent ?
Le succès du livre est extrêmement lié au nomadisme. C’est Jules César qui l’utilise pour la première fois, peut-être même qui l’invente, pendant la Guerre des Gaules – le livre est pour lui un moyen bien plus efficace et rapide de transmission de l’information que le rouleau. [A noter aussi qu’un des grands projets de César était la construction d’une grande bibliothèque à Rome : l’utilisation nomade de l’information touche toujours à l’enseignement].
L’essor du christianisme en Occident est intimement lié à l’essor du Livre – que les prêcheurs nomades peuvent emporter avec eux aux cours de leurs voyages d’évangélisation.
Le judaïsme est la religion du Rouleau, promise à un succès populaire limité. Le christianisme est la religion du Livre.
A l’époque où on classe les sites en fonction de leur popularité, il est peut être plus aisé de comprendre que les religions se sont propagées en fonction de la légèreté de leur support.
Autre avantage nomade du livre, il se lit assis, posé sur une table, n’importe où. Alors que le rouleau se lit de façon statique, la plupart du temps debout, deux des mains étant occupées à le tenir. Le livre est au rouleau ce que le podcast est à l’amphithéâtre de cours.
Gutenberg ne change rien au support du livre lui-même, mais rend le livre copiable, partageable, bon marché – et aussi, de par la standardisation des caractères d’imprimerie, plus petit, plus transportable et plus facile à lire. Retour aux origines, le premier livre imprimé est… une Bible.
C’est Gutenberg qui est à l’origine de l’explosion du niveau moyen de connaissance de l’être humain dans les 500 dernières années, explosion qu’on peut caractériser ainsi : en 1500, moins de 3% de la population occidentale sait lire. En 2000, moins de 3% de la population occidentale ne sait pas lire.
L’hyper-réduction de l’information
Bref, jusqu’aux années 1960, plus l’information est nomade (c’est-à-dire encore une fois légère, petite, partageable, etc…) , plus la culture écrite se répand, ainsi que le savoir. Ce sont en fait les avancées de la mécanique quantique qui mettent fin à cette progression. En 1959, Feynman décrit une méthode théorique permettant de faire tenir toute l’Encyclopédia Britannica dans une tête d’épingle.
En 40 ans, l’information va devenir plus concentrée, plus transportable, plus nomade qu’elle ne l’a jamais été. Nous pouvons aujourd’hui stocker des milliers de livres sur un PC. Google nous donne accès à des millions de livres et de sites. Pourtant, un phénomène nouveau est apparu.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la réduction du volume de l’information, la facilité à la recopier, à la partager, n’est pas corrélée à 100% avec son utilité. La raison principale de cette limitation, c’est que l’information a été tellement réduite qu’elle n’est plus aussi accessible ou lisible par l’être humain.
Vous pouvez bien prendre l’épingle de Feynman partout avec vous, vous serez bien en peine pour l’utiliser. Il vous faudra une électronique complexe (un ordinateur, un écran) pour pouvoir la lire. Et même avec les écrans modernes, il vous est difficile de lire un livre en entier – beaucoup plus difficile que de le lire sur un support papier, dans l’immense majorité des cas. Si vous êtes comme moi, dès qu’un article ou une email dépasse 2 pages, vous l’imprimez, de peur de mal les lire, de mal les mémoriser.
Bref, pour de bêtes raisons « rétiniennes », on apprend souvent moins bien avec l’ordinateur qu’avec le livre.
Il y a une deuxième régression inhérente à la réduction de la taille de l’information, c’est la complexité à repérer la « bonne » information, l’information utile. L’information utile, ce n’est plus l’épingle de Feynman, c’est l’épingle dans la botte de foin. De façon historique, Google n’est qu’une tentative de réponse, bien imparfaite, à ce problème. Le Web2.0 en est une autre.
Parier sur le nomadisme
Que faut-il donc retenir de tout ça ?
Sur toute la durée de l’histoire de l’humanité, excepté les 40 dernières années, développement du savoir rime avec nomadisme, réduction de la taille de l’information, etc…
Pour la première fois, un effet contraire est apparu : l’information peut être réduite à l’infini, mais cela nuit à son accessibilité, à la divulgation du savoir même.
Mais quelle est la tendance la plus puissante ? La tendance vers la réduction, vers le partage, bref, la tendance « nomade » ou la régression « rétinienne » liée à nos limites physiques de lecture ou d’assimilation de l’information.
Nous nous débattons aujourd’hui désespérément dans tous ces problèmes liés à l’accessibilité, à la lisibilité, aux temps de réponse, aux bugs… Sans parler de l’e-learning ou du Web 2.0 ! Nous ne voyons plus qu’eux, avec notre miroir grossissant. Ce faisant, nous confondons l’effet et la cause. Google, le Web 2.0, l’e-learning ne sont que des tentatives imparfaites visant à continuer à nomadiser les moyens d’information.
Pour moi, parier sur l’enseignement nomade, c’est parier que les difficultés « rétiniennes » vont être progressivement levées.
La qualité des écrans va s’améliorer, ceux-ci vont devenir plus lisibles, plus portables. Je pense que dans quelques années, on lira un livre sur un e-book, sur un téléphone portable – ou à travers des lunettes « écran » – avec le même confort que sur du papier. Peut-être même y aura-t-il des procédés biophysiques pour nous injecter directement de la connaissance dans le cerveau (quand j’étais petit, apprendre en dormant était un de mes fantasmes. Je branchais des cassettes à apprendre par cœur)…
Déjà, en dépit des limitations physiques, les téléphones mobiles sont en train de passer devant les PC portables… J’hésite à imprimer mes mails. Il y a Wikipedia partout… Bref, il me semble que l’histoire de l’humanité, qui pousse l’information vers sa forme nomade est « la loi ».
Nos limites rétiniennes, c’est l’épiphénomène.
[Via le blog de Speechi (mon blog professionnel). Je publie aussi cette série de billets dans mon blog perso parce que ces réflexions s’inscrivent dans un cadre plus général, pas purement professionnel. Les commentaires sont à laisser du côté de Speechi]
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