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Qu’y a-t-il de commun entre le robot Asimo de Sony et le joueur d’échec de Maezel ? 11 janvier 2006

Par Thierry Klein dans : General.
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Asimo, c’est le dernier robot de Sony. Il bouge de façon quasi-parfaite : on croirait un être humain. J’ai mis en commentaire sur le blog de Jean-Michel que comme il y avait un nain dedans, ça rendait les choses plus faciles mais en fait, je dois avouer que je n’y crois pas moi-même. Très probablement, avec Sony, il n’y a pas de nain à l’intérieur (1) et on a juste affaire à une merveille de mécanique et d’automatique (la mécanique, c’est ce qui régit la structure du robot, l’automatique, c’est ce qui fait qu’il reste debout).

Ça m’a rappelé une nouvelle d’Edgar Poe, le joueur d’échecs, où Edgar Poe analyse une machine qui est censée jouer aux échecs et démontre que, comme il est impossible pour une machine de jouer de façon intelligente, il y a nécessairement un être humain (un nain) à l’intérieur de la machine. La conclusion d’Edgar Poe était juste (cette machine était bien une escroquerie) mais nous savons maintenant que son raisonnement était faux et cette erreur a influencé une bonne partie de mon existence, comme vous allez le voir.

J’ai dû lire cette nouvelle quand j’avais 13 ou 14 ans et j’ai été convaincu par la démonstration d’Edgar Poe. Edgar Poe compare la complexité d’une telle machine à celle du calculateur de Babbage (le premier ordinateur) et constate, à juste titre, qu’une machine à jouer aux échecs est infiniment plus complexe qu’un calculateur. En effet, pour un calculateur:

"Les calculs arithmétiques ou algébriques sont, par leur nature même, fixes et déterminés. Certaines données étant acceptées, certains résultats s’ensuivent nécessairement et inévitablement. Ces résultats ne dépendent de rien et ne subissent d’influence de rien que des données primitivement acceptées"

alors que, dans une partie d’échecs :

"le premier coup n’est pas nécessairement suivi d’un second coup déterminé…l’incertitude du coup suivant est en proportion de la marche de la partie. Quelques coups ont eu lieu, mais aucun pas certain n’a été fait. Différents spectateurs pourront conseiller différents coups. Tout dépend donc ici du jugement variable des joueurs."

La conclusion d’Edgar Poe est qu’une machine à jouer aux échecs est impossible:

"Il n’y a donc aucune analogie entre les opérations du Joueur d’échecs et celles de la machine à calculer de M. Babbage; et, s’il nous plaît d’appeler le premier une pure machine, nous serons forcés d’admettre qu’il est, sans aucune comparaison possible, la plus extraordinaire invention de l’humanité…Il est tout à fait certain que les opérations de l’Automate sont réglées par l’esprit, et non par autre chose. On peut même dire que cette affirmation est susceptible d’une démonstration mathématique, a priori."

Poe se trompait mais moi, je le croyais. Lorsque j’ai eu 16 ans, mon père a ramené à la maison un des premiers boîtiers grand public qui contenait un programme pour jouer aux échecs. J’étais un joueur moyen, mais le programme me battait à plate couture alors que, me semblait-il, je faisais quand même preuve d’une intelligence typiquement humaine (du moins la plupart du temps). C’est à ce moment là que j’ai commencé à m’intéresser aux algorithmes mis en oeuvre dans les programmes et qui permettaient de résoudre cette question: "comment une machine capable uniquement d’effectuer des tâches répétitives peut-elle avoir une activité qui semble intelligente ? (Une des premières étapes consiste bien à barrer le "qui semble", dans la mesure où un observateur placé devant un jeu d’échecs ne peut plus, aujourd’hui, déterminer si c’est une machine qui joue ou un être humain).

Quelques années plus tard, quand j’étudiais dans le département d’informatique de Stanford, il y avait un vieux Monsieur, appelé Knuth, qui a écrit un des bouquins les plus importants sur l’utilisation des algorithmes à ce jour.

J’ai compris évidemment "comment" un ordinateur jouait aux échecs (ce qui n’avait plus un grand intérêt théorique, le problème était résolu depuis longtemps déjà et on savait qu’un jour, les machines battraient les champions du monde), mais il restait des problèmes "intelligents" non résolus et j’ai commencé à travailler sur certains d’entre eux. En particulier, un de ces problèmes consistait à sélectionner les transistors nécessaires pour la construction des ordinateurs. Très peu d’électroniciens maîtrisaient ce savoir-faire et en plus, ils étaient uniquement capables de créer quelques centaines de transistor par an et par ingénieur: on savait déjà que d’ici quelques années, les puces pourraient comprendre des millions de transistors (loi de Mooreen français) mais comment faire humainement : fallait-il mettre 10 000 ingénieurs pour concevoir une nouvelle puce, ce qui aurait bien sûr ralenti l’évolution des ordinateurs ? Comme pour les échecs, le choix de tel ou tel transistor semblait profondément humain et qualitatif: deux ingénieurs ne feront jamais les mêmes choix.

La plupart des électroniciens prédisaient d’ailleurs l’échec, mais chez Synopsys, nous avons réalisé en 1988 le premier programme qui obtenait, dans un temps raisonnable de calcul (quelques heures), des résultats comparables en qualité à ce que pouvait faire un être humain. Avec un tel programme, un ingénieur pouvait gérer plus de 100 000 transistors par an au lieu de quelques centaines. Sans aucune fausse modestie, ma part dans ce succès est extrêmement réduite (mais elle existe). Nous étions une dizaine d’ingénieurs à l’époque et aujourd’hui Synopsys est une société de 4500 personnes mais surtout, j’avais compris que Poe se trompait pour 2 raisons principales.

1) Poe ne voyait pas assez grand

Pour Poe, le jeu d’échec était "infiniment" compliqué. Mais une partie d’échecs n’est qu’une suite de coups et si on dispose d’un ordinateur infiniment puissant, il peut jouer presque toutes les parties possibles. Ainsi, il est très rare qu’une partie dépasse 100 coups, donc un ordinateur qui pourrait simuler toutes les parties de 100 coups possibles (un tel ordinateur n’existe pas aujourd’hui, aucun être humain ne peut voir à plus de 10 ou 20 coups) battrait de façon sûre tous les êtres humains simplement en allant piocher dans sa mémoire LES parties gagnantes pour une situation donnée. Il est intéressant de noter qu’une telle machine aurait à peine besoin d’un processeur mais juste d’une très grande capacité mémoire.

Poe n’était pas mathématicien et s’il est possible d’envisager une infinité de combinaisons avec la machine de Babbage, il n’était pas pratiquement envisageable à l’époque de lui donner une puissance comparable à nos ordinateurs. L’intuition de Poe était donc limitée. D’ailleurs la remarque "On peut même dire que cette affirmation est susceptible d’une démonstration mathématique, a priori" est une stupidité qu’on ne peut excuser que parce que Poe n’est justement pas mathématicien.

2) Poe ne pouvait pas envisager de solution algébrique (ou algorithmique) au problème

Poe oppose le calcul, qui résulte d’un algorithme exact et déterminé, mécanique, au jeu d’échecs où une solution algorithmique semble impossible (ici, l’intuition de Poe est exacte, il est impossible de trouver une machine qui joue "parfaitement" au jeu d’échecs, il n’y pas de "solution" à proprement parler). Cela n’empêche qu’il y a des méthodes empiriques dont certaines sont mécaniques et qui permettent de jouer de façon tout à fait honorable – puisque aujourd’hui ces méthodes battent Kasparov. Je vous en donne une (typique de celles qui étaient utilisées dans les premières machines, quand j’avais 16 ans).

– simulez le plus de coups possibles (jusqu’à 3 coups de profondeur, par exemple)
– donnez une valeur aux pièces et au bout de 3 coups, additionnez cette valeur
– jouer le coup qui vous permet d’obtenir la valeur la plus haute au bout de 3 coups (quel que soit le jeu de l’adversaire)

De telles méthodes s’appellent des heuristiques et en gros, elles visent à simplifier le problème pour l’ordinateur sans chercher forcément à le résoudre. Il était difficile à Poe de "sentir" que des méthodes très grossières couplées à une grosse capacité de calcul permettraient d’obtenir des résultats de qualité humaine.

Je pense que j’avais aussi compris quel pouvait être les domaines d’application d’une telle intelligence et quelles seraient ses limites.

1) un ordinateur peut simuler tous les domaines existants de l’intelligence humaine

C’est une affirmation assez forte et pour tout dire, peu humaniste mais je ne doute pas qu’un jour il y aura des ordinateurs qui feront de la poésie de qualité très honorable. (Par qualité très honorable, je veux dire qu’un être humain, vous, moi, un prix Nobel, ne serait pas capable de dire si le texte a été composé par un être humain ou par un ordinateur).

Un ordinateur infiniment puissant pourrait créer toutes les poésies possibles (en fait tous les textes possibles, d’ailleurs) en mettant simplement bout à bout des lettres pendant un certain temps. Des règles heuristiques pourraient alors "jauger" ces compositions et sélectionner les plus appropriées. On pourrait envisager qu’il existe des règles pour la poésie, d’autre pour le roman, etc…

La question de savoir s’il serait possible de créer des oeuvres d’un style ou d’un génie radicalement nouveau reste bien sûr posée (de même d’ailleurs que la question de l’existence de telles oeuvres) mais il n’est pas douteux qu’un ordinateur pourra créer un jour toutes les poésies de Rimbaud qu’il n’a pas eu le temps d’écrire, par exemple. (Cela doit vous choquer, j’en suis sûr !)

2) mais l’effort à faire pour simuler un ensemble important de domaines reste inaccessible parce que les logiciels sont complexes et longs à développer

L’être humain, après 15 ou 20 ans d’entraînement adaptatif, arrive à traiter un grand nombre de problèmes divers, le jeu d’échecs et la poésie n’étant qu’une partie infime de son champ de compétences. Le développement du logiciel nécessaire pour traiter ces parties infimes prend des années et n’est effectué que dans des domaines ou l’intérêt économique ou la curiosité humaine sont importants.

L’être humain se distingue aussi de l’ordinateur par l’utilisation qu’il fait de ses sens (des capteurs) pour créer des heuristiques nouvelles dans le but de la résolution de problèmes. Du fait de la complexité du développement logiciel et de l’impossibilité théorique actuelle pour un ordinateur d’apprendre "par les sens", un robot "intelligent", c’est à dire qui résiste plus de quelques secondes à l’examen d’un observateur qui compare son comportement à celui d’un être humain, reste difficilement envisageable (je dirais inenvisageable si des esprits meilleurs que le mien, tels qu’Edgar Poe, ne s’étaient pas avant moi lourdement trompés).

3) Et quel rapport avec Asimo le robot ?

Le point de vue d’Edgar Poe est encore intéressant. Il nous parle d’un automate sous forme de canard:

"Le canard de Vaucanson était encore plus remarquable. Il était de grosseur naturelle et imitait si parfaitement l’animal vivant, que tous les spectateurs subissaient l’illusion. Il exécutait, dit Brewster, toutes les attitudes et tous les gestes de la vie ; mangeait et buvait avec avidité ; accomplissait tous les mouvements de tête et de gosier qui sont le propre du canard, et, comme lui, troublait vivement l’eau, qu’il aspirait avec son bec. Il produisait aussi le cri nasillard de la bête avec une vérité complète de naturel. Dans la structure anatomique, l’artiste avait déployé la plus haute habileté. Chaque os du canard réel avait son correspondant dans l’automate, et les ailes étaient anatomiquement exactes. Chaque cavité, apophyse ou courbure, était strictement imitée, et chaque os opérait son mouvement propre. Quand on jetait du grain devant lui, l’animal allongeait le cou pour le becqueter, l’avalait et le digérait."

(On a l’impression qu’Asimo n’est qu’une version beta de ce drôle de canard !)

Edgar Poe range le canard dans la catégorie des machines inférieures (plus bas encore que le calculateur de Babbage) puisque pour lui, elles n’effectuent qu’un nombre fini de gestes. En effet, "nous pouvons, sans difficulté concevoir la possibilité de construire une pièce mécanique qui, prenant son point de départ dans les données de la question à résoudre, continuera ses mouvements régulièrement, progressivement, sans déviation aucune, vers la solution demandée, puisque ces mouvements, quelque complexes qu’on les suppose, n’ont jamais pu être conçus que finis et déterminés."

Edgar Poe est donc de l’avis exactement contraire de Jean-Michel, qui lui place les robots au sommet de la création humaine !

Ce faisant, Edgar Poe oublie le fait que les mouvements du robot sont nécessairement très complexes et ne peuvent être calculés aujourd’hui que par des calculateurs qui sont eux même des machines de Babbage et qui utilisent des algorithmes complexes (même si ce sont des algorithmes exacts au sens où on extrait des solutions d’équations et non pas des heuristiques). Ces algorithmes guident ensuite en temps réel les mouvements du robot et sont aussi guidés par lui (c’est ce qu’on appelle le feedback et c’est ce qui est utilisé dans un grand nombre de technologies modernes, que ce soit pour stabiliser l’Airbus ou le robot, le principe est le même, mais c’est BEAUCOUP plus compliqué dans le cas de l’Airbus car si le calculateur de l’Airbus se trompe, ça fait 100 morts et vous l’apprenez par Claire Chazal, alors que si le robot tombe, ça fait juste le bêtisier de fin d’année).

Je placerais donc la "mécanique" du robot au moins au même niveau que la machine de Babbage, mais certainement pas au niveau de la machine à jouer aux échecs… La mécanique n’est pas "intelligente".

Et voilà pourquoi je suis peu impressionné par Asimo -même si c’est un outil merveilleux – contrairement à Jean-Michel.

 

 

(1) Un point m’étonne cependant, c’est que le robot marche de façon plus naturelle que les personnages réalisés en image de synthèse dans les films les plus récents. Or ces personnages sont modélisés de façon mathématique, à partir de modèles plus proches de personnages ou d’animaux réels qu’Asimo. Ils devraient donc a priori  une plus grande impression de réalité. J’aurais pensé que l’innovation aurait dû fonctionner dans l’autre sens: 1) obtenir un personnage en image de synthèse qui marche à la perfection, 2) en faire un robot.

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Commentaires»

1. COSTE-ORBACH architectes, NOTRE ACTUALITÉ - 12 janvier 2006

ENCORE L’ANDROIDE ADIMO

Le robot humanoïde , nommé Asimo et fabriqué par Honda dont nous avions déja parlé dans cette note suscite des réactions ici ou là. Il est à mon avis maintenant grand temps de poser la question que posait Philippe K