Milan Kundera a lu René Girard ! 18 avril 2005
Par Thierry Klein dans : Critiques.Lu 10 551 fois | trackback
mais ce n’est pas dans l’Equipe…
Le dernier essai de Milan Kundera, « Le rideau », fait des références fréquentes à l’oeuvre de René Girard. Ces références ne sont pas explicites et il est d’ailleurs intéressant de se demander pourquoi. Le rideau est un essai didactique d’une grande limpidité sur le Roman et en tant que tel, les sources sont le plus souvent citées. C’est d’ailleurs une des premières raisons de le lire: pour acheter les différents romans dont parle Kundera et les lire ou les relire à la lecture des commentaires. Kundera est un grand professeur, probablement le plus intéressant que vous ayez jamais eu, et cette caractéristique professorale le distingue peut-être même en tant que romancier, mais c’est un autre sujet.
Evidemment, il y a toujours eu des accointances entre le « mensonge romantique » girardien et le « kitsch », assaisonné de « lyrisme » tel que le décrit Kundera dans ses romans. Mais dans « Le rideau », Kundera parle de « l’essence lyrique de la musique, …, cet enchantement qui nourrit les fêtes ainsi que les massacres et transforme les individus en troupeau extasié ». Presque tous les termes girardiens sont présents dans cette phrase, la foule, le sacrifice, la fête qui tourne à la panique, le troupeau. Plus remarquable, il s’agit de thèmes tirées de la partie philosophique de l’oeuvre de René Girard et non pas des commentaires de Girard sur le roman.
Autre exemple. A propos de Flaubert, Kundera parle de « l’hstoire d’une conversion », conversion présentée comme « une expérience fondamentale dans la vie du romancier ». Là aussi, référez-vous à « Mensonge Romantique et Vérité Romanesque » ou aux « Feux de l’Envie », où Girard parle des expériences de conversion des romanciers et de leurs héros – chez Girard, ces conversions ont un caractére explicitement religieux et donc l’emploi de ce terme par Kundera n’est pas anodin. Je cite Kundera : « Eloigné de lui-même, il (le romancier), se voit soudain à distance, étonné de ne pas être celui pour qui il se prenait. Après cette expérience, il saura qu’aucun homme n’est celui pour qui il se prend… ». Ne croirait-on pas lire là une traduction un peu libre des Evangiles ? Certes, pour Kundera, cette conversion éclaire le monde d’une « lueur comique » (à laquelle on sent bien que Kundera donne une connotation plutôt diabolique), mais c’est une différence de point de vue, pas de structure.
Le paragraphe qui suit celui de la conversion est un paragraphe central de l’essai puisqu’il s’intitule « le rideau déchiré ». C’est « le rideau magique, tissé de légendes » qui masque la vérité du monde que déchire Don Quichotte, le héros fondateur du roman. Là aussi, on est dans une réthorique girardienne et les termes employés sont évangéliques. Evangile de Marc: « …Jesus expira. Et le rideau du sanctuaire se déchira de haut en bas ». Je vous renvoie à l’interprétation de Girard sur cette déchirure qui dévoile la Vérité au monde. (Je pense que Girard en parle dans « Des choses cachées depuis la fondation du Monde », ou bien est-ce dans « La Violence et le Sacré » ? Je ne suis plus très sûr car en tant qu’être humain, je suis sujet à « L’Oubli », thème du dernier chapitre du rideau).
Je pourrais multiplier les exemples. Qui plus est, Kundera est manifestement conscient de cette référence. Il suffit de voir l’emploi qu’il fait des termes « romanesque » et « romantique » qui renvoie exactement aux concepts de Girard ou encore la façon dont Kundera parle de « l’imitation » romanesque. Mais Kundera ne cite jamais Girard. Pourquoi ? Je risque cette interprétation.
Bien que convergents dans leur analyse littéraire finale, Kundera et Girard appartiennent à des sensibilités radicalement opposées et tout les oppose en dehors de cette convergence finale. Kundera est, je pense, tout sauf un auteur chrétien. La notion de liberté romanesque telle qu’il la conçoit, sa vision du monde ne peut se confondre avec celle de Girard, qui est un auteur non seulement chrétien, mais catholique, avec tous les aspects hagiographiques que cela entraîne pour son oeuvre – aspects d’ailleurs parafaitement assumés, voire revendiqués. Pour Kundera, le roman éclaire le monde d’une lueur comique, incompatible avec l’ordre d’une Eglise. Il ne peut avoir de finalité morale. Pour Girard, le roman est au fond une redécouverte, un éclairage de l’Evangile…
Accepter Girard, c’est en quelque sorte nier l’Art du Roman, son essence, telle que Kundera la conçoit et passe son temps à l’expliquer dans le rideau. C’est aussi accepter une théorie générale et finale du Roman (car comment écrire un roman qui tombera « par avance » sous le coup de l’interprétation girardienne ?). Le romancier Kundera ne peut s’y résoudre de par sa sensibilité. Mais Kundera est aussi un grand connaisseur du roman (ce qui, vous l’apprendrez en lisant le rideau, n’est pas la même chose) et il sait qu’on n’a pas fait mieux que Girard… Je vous renvoie à mon article sur l’avenir imprévu d’une illusion (écrit quelques jours avant la sortie du rideau): Kundera n’est pas le Simplicio de Galilée. Il reconnaît la validité de la théorie, même si elle le choque.
Ca me rappelle une réflexion de Newton. Evidemment, après la découverte des lois des planètes, il était difficile de justifier que l’Univers avait été créé en sept jours. Newton a jeté sur le papier qu’en tout état de cause, les jours pouvaient ne pas avoir la même durée car les vitesses de révolution des planètes – qui déterminent la journée – n’était pas forcément les mêmes lors de la création de l’Univers. Ca m’a toujours semblé génial et je trouve que ça apprend bien à se méfier des « conclusions » de la science, dans un sens ou dans l’autre.
Mais en l’ocurrence, Kundera se retrouve plutôt dans la position d’Einstein face à la Mécanique Quantique. « Dieu ne joue pas aux dés », affirme-t-il, mais que faire quand toutes les expériences semblent le confirmer ?
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Commentaires
Bonjour,
Je suis content d’avoir découvert votre blog par hasard. Vous avez raison: Kundera a lu Girard et ne s’y réfère pas explicitement. Dans son livre ‘Testaments Trahis’ il cite Girard: ‘Mensonge Romantique et Vérité Romanesque de René Girard est le meilleur livre que j’ai jamais lu sur l’art du roman.’ Mais cela se trouve dans une … note de bas de page! Chose fort étrange pour un auteur qui a écrit lui-même un livre sur l’art du roman. Je pense que votre analyse est correcte.
Bien à vous,
Simon DK
Non seulement ils se sont lus mais ils se connaissent et ont enregistré des entretiens ensemble sur France Culture (mp3) qui datent de 1989.
Ceci dit, il est intéressant que, dans un de ces entretiens, Kundera déclare justement qu’un de ses romans n’aurait pas pu être écrit s’il avait préalablement lu Girard.
Non seulement Kundera connait Girard mais ils se sont rencontrés lors d’une émission radio de france culture (Le bon plaisir en l’occcurence).
bonjour,
Oui, Milan Kundera aime bien l’oeuvre de René Girard et comme quelqu’un le fait remarquer, le romancier a fait une référence explicite à René Girard dans Les Testaments trahis. Dans une émission de France-Culture, les deux hommes conversent. Ca devrait vous intéresser car le document est rare.
membres.lycos.fr/yrol/LIT…
Bonne écoute.
YR
ps : dans un autre genre, je vous recommande l’oeuvre de Philippe Muray (mort récemment hélas), tonique et drôle outre qu’il est aimait l’oeuvre de Girard et de Kundera.
Tout comme l’indique Simon, Kundera cite Girard dans les testaments trahis (note de bas de page quelque part). Je me demande combien d’auteurs one préalablement lu Girard avant d’écrire leurs romans.
La difference est simple. Kundera est romantique et Girard romanesque. Par contre l’Eglise peut-être comique. Andy Warhol, O’Connor, Joyce, Hichtcock, Shakespeare et Claudel: tous catholiques et romanesques.